Mes élèves ne tenaient pas en place !Pour beaucoup d’entre eux , c’était la première fois qu’ils voyaient la neige tomber ! ils étaient aux fenêtres et suivaient , tout ébahis, la chute vertigineuse des flocons . Ces derniers , comme s’ils étaient conscients de l’effet produit sur ceux qui les admiraient ,prenaient leur temps ,entamaient une danse lente et majestueuse, et voltigeaient longuement avant de toucher le sol . Mes collègues m’avaient appris que de neige , ils n’en avaient pas vu depuis au moins une bonne quinzaine d’années ! D’où l’émerveillement incontrôlé des élèves dont beaucoup n’étaient pas nés lors de son dernier passage ! Certains parmi eux , pas assez chaudement habillés , commençaient à ressentir à leurs dépens , le changement brutal de la température !!!!
Je descendis les escaliers avec la ferme intention de me précipiter chez moi, lorsque le secrétaire du directeur m’interpella avec de grands gestes : il avait un colis à me remettre !Un gros emballage en papier , sous forme de sac trônait sur un de ses bureaux . Je reconnus de suite l’expéditeur grâce à cette écriture déliée et aérée du Père Lafon ! On me proposa des ciseaux et je découvris à l’intérieur un chandail de couleur grenat avec ce mot simple dont je relate l’essentiel « voilà le chandail promis par ma mère , il est arrivé aujourd’hui même à El Kbab à mon nom et je te l’expédie de suite . Il est possible que tu en aies besoin car les températures , ces derniers temps , ont chuté énormément »
Je me débarrassai de ma djellaba, genre celle de feu Rwicha , ( c’était à la mode à l’époque) et enfilai mon chandail qui, de l’avis du secrétaire, m’allait très bien ! Je n’oublierai jamais le regard hagard de certains collègues , venus voir leur courrier : ils étaient vraisemblablement frappés par cette coïncidence magique qui eut lieu entre l’arrivée d’un chandail et l’avènement exceptionnel de la neige ! Une coïncidence , que moi-même, sur le coup , je n’avais pas su m’expliquer !
Néanmoins , sur le chemin du retour chez moi , ma mémoire me replaça devant la porte d’une petite villa en France , à Esbly précisément . Je me présentai à la mère du Père Lafon qui m’accueillit en ces termes criés à l’intention de son mari : « Descends , c’est l’ami de Michel qui est arrivé » .Ils m’attendaient donc . Moi qui me considérais sur mes 19 ans , tout au plus , comme le protégé du Père Lafon , me voilà rehaussé au grade d’un ami à lui de la bouche même de sa maman ! C’était une bien belle surprise suivie par d’autres tout au long de l’après-midi et de la soirée !
On me montra ma chambre au premier étage et après m’être installé , on m’invita pour un café et des gâteaux dans la cuisine ! On me prévint que la soirée allait être festive car , outre le Père Lafon , son frère , sa sœur et sa belle sœur étaient attendus et devaient être là pour le dîner !
Après un repas du soir des plus joyeux , la maîtresse de maison procéda au dernier essai d’un chandail qu’elle s’apprêtait à finir pour le frère du Père Lafon ! Participant à l’enthousiasme général je donnai aussi mon avis et trouvai que le grenat allait bien avec le reste ! Sur quoi Mme Lafon promit de m’en faire un pareil de dimensions plus modestes vu que le frère du Père était bien plus grand et plus gros que le jeune maigrichon que j’étais ! C’était ainsi que, dans un village du sud , par une coïncidence des plus improbables , quatre mois plus tard , je reçus , par un jour de neige exceptionnelle , un chandail de couleur grenat qui me replaça, de mémoire , au sein d’une famille tout aussi joyeuse que chaleureuse !
Je ne pus m’empêcher de penser à cette dame qui , en plus de m’accueillir comme un ami d’un de ses fils , s’était donné de la peine pour me traiter d’égal à égal avec son autre fils ! je m’étais longtemps représenté cette femme qui avait consacré son temps de repos pour tricoter , maille à l’endroit , maille à l’envers , afin d’honorer une promesse qu’elle avait faite dans l’euphorie des retrouvailles avec sa famille dont elle ne m’avait pas écarté ! En cette période de deuil commun ,je ne sais , même maintenant , cinquante deux ans après, si je vais parvenir à tricoter de mon côté des mots et des phrases capables de lui réitérer toute ma reconnaissance en lui adjoignant ma grande tristesse de voir son fils nous avoir fait ses ultimes adieux , un mois juste avant la célébration de son 101éme anniversaire ! Combien « l’ami de Michel » que je suis , aurait voulu que ce texte lui fût lu avant d’être rappelé vers sa dernière demeure auprès de celle qui, un soir du mois d’août , autour d’un repas de famille , m’avait placé au rang d’un de ses fils !
A moins que le hasard eût pu se lier avec des coïncidences , je ne pouvais m’expliquer, Madame , comment ce chandail ,promis fin août , tricoté par vos soins , à l’aide d’aiguilles, pendant des mois ,et ayant transité exprès par votre fils, eut l’idée d’arriver chez moi le jour même où le ciel était en train de confectionner un « manteau blanc » par flocons interposés à un village qui n’en avait pas connu depuis plus d’une quinzaine d’années ! Cela ne s’explique encore aujourd’hui que par l’AMOUR que vous aviez en vous et dont votre fils avait hérité pour le dispenser autour de lui ! Un AMOUR dont l’histoire du chandail n’en est qu’une infime illustration !
QUE DIEU VOUS ACCUEILLE EN SA SAINTE MISERICORDE !!
HOUSSA SAOUD