Dans ses notes de la retraite faite à Nazareth en 1897, Charles de Foucauld écrit le 11 novembre : « Mon Dieu, parlez-moi de l’obéissance, dites-moi ce qu’il faut que je fasse pour pratiquer cette vertu. Vous savez que de toutes peut-être c’est celle que je connais le moins. On m’a plus d’une fois reproché (à tort ou à raison, je l’ignore) de mal la pratiquer. Expliquez-le moi, mon Dieu. » Il fait là allusion aux remarques de ses supérieurs de la Trappe qu’il vient de quitter. Dom Louis de Gonzague exprimait ainsi sa pensée à Raymond de Blic le 31 mars 1897 : « Je crois votre beau-frère capable de tous les héroïsmes religieux excepté de celui de l’obéissance simple, qui est cependant le capital en la matière. »
Pourtant, celui qui paraissait incapable d’obéissance simple avait, et aura, sur ce sujet des points de vue originaux.
Il sait depuis son retour à la foi chrétienne que son existence ne peut qu’être réponse de soumission amoureuse à Dieu, le si Grand ! qui l’aime et qui l’appelle : « Aussitôt que je crus qu’il y avait un Dieu, je compris que je ne pouvais faire autrement que de ne vivre que pour Lui : ma vocation religieuse date de la même heure que ma foi : Dieu est si grand ! Il y a une telle différence entre Dieu et tout ce qui n’est pas Lui ! » (à H. de Castries, 14 août 1901) Ce « ne pouvoir faire autrement que de ne vivre que pour Lui » est une attitude fondamentale d’obéissance absolue et inconditionnelle. Pour Charles de Foucauld, la Volonté de Dieu sur lui est cette « vocation spéciale» qu’il devine dès sa conversion et qu’il essaiera d’accomplir durant toute sa vie. L’obéissance à cet appel personnel est fondamentalement liée à la foi.
Mais il va plus avant dans sa réponse. Pour être concret dans cette obéissance, il veut découvrir le « où » et le « comment » ne vivre que pour Dieu, où et comment se conformer à sa Volonté dans les circonstances terrestres et contingentes. Il cherchera longtemps et parfois péniblement, à incarner le « Fiat Voluntas tua » du Pater dans le registre de son réel : « Voilà toujours ce Quid vis me facere ? [S. Paul, dans Vulg. Ac., 9, 6] qui, depuis les dix ans que Vous m’avez ramené au bercail, que Vous m’avez converti, et surtout depuis huit ans, reviennent si souvent, si souvent sur mes lèvres ! » écrit-il en 1896. (Méditations sur l’Ancien Testament, Genèse XXII, 13-fin, in Qui peut résister à Dieu, Nouvelle Cité, 1980, p. 65) Dans le déroulement de son histoire, cette quête de vérité et de fidélité, successivement, le conduira à la Trappe, le fera passer par une expérience d’ermite en Terre Sainte jusqu’à l’engagement sacerdotal voué au monde musulman du Maroc et d’Afrique du Nord ; il s’orientera alors vers une installation au Sahara, et plus précisément à Tamanrasset, où peu à peu il sera lucidement assuré qu’il est bien fait pour rester au milieu de ses voisins touaregs… Dans toutes ces péripéties, à chacune de ces étapes, de ces choix de vie, c’est l’obéissance en acte qui s’exerce.
Un aspect encore plus pratique de l’obéissance apparaît vite à ses yeux. Comme Jésus à Nazareth entre Marie et Joseph, il essaie d’établir avec son prochain les rapports les plus simples et les plus délicats. Spontanément il entre dans l’aspect relationnel et familial de l’obéissance qui concorde bien avec son naturel porté à l’amitié et au respect des personnes. Dans sa retraite de novembre 1897 chez les Clarisses, faisant parler Jésus, il écrit : « Avec ma grande, ma première obéissance, mon pain quotidien, l’obéissance à mon Père que j’ai rendue toute ma vie en tant qu’homme, j’ai accompli une autre obéissance : j’ai été soumis envers mes parents ; toi aussi tu dois être soumis envers tes mères [la Mère abbesse et les Sœurs] » et il précise : « prévenir les désirs, devancer les souhaits, de manière à faire en tout le plus grand plaisir à mes mères, à les consoler autant que possible, à ne pas manquer une occasion de leur être une douceur, une consolation, une source de joie, comme l’était Notre Seigneur pour ses parents à Nazareth… » (La Dernière Place, Nouvelle Cité, 2002, p. 181-182) Dans le chapitre XXIV du Règlement des Petits frères du Sacré-Cœur, sur la Charité à l’intérieur de la fraternité, il insiste dans le même sens : « Les frères doivent se témoigner cette tendresse réciproque par toutes les attentions, toutes les délicatesses, tous les petits services possibles… Qu’ils se la témoignent par la déférence et l’obéissance mutuelle en tout ce que Dieu permet, comme Notre Seigneur Jésus, la Très Sainte Vierge et Saint Joseph s’obéissant à l’envi entre eux chaque fois que le service du Père le permettait. » (Règlements et Directoire, Nouvelle Cité, 1995, p. 208) Si l’obéissance envers Dieu renvoie Charles de Foucauld à la foi, il est également renvoyé à l’obéissance-charité.
Pour tous ses choix de genres de vie, de lieux de vie, pour tous les gestes demandés par l’obéissance et le service envers le prochain, Charles de Foucauld pratique au préalable un discernement, car il désire avant tout entrer dans la Volonté de Dieu sur lui. « Est-ce un rêve ceci, Monsieur l’Abbé, est-ce une illusion du démon ou est-ce une pensée ou une invitation du Bon Dieu ? » telle était la question qu’il pose à l’abbé Huvelin le 22 septembre 1893 au début de ses troubles dans sa vie de trappiste. Cette question demeure permanente…
Pour y voir clair, Charles de Foucauld utilise trois moyens : le recours à son directeur spirituel, l’Évangile, la droite raison. Dans une méditation sur la parole de Jésus : « Si vous m’aimez, observez mes commandements » (Jn 14,15), il écrit : « Obéir à Dieu, nous le devons et le pouvons tous les instants de notre vie, comme Jésus : lui voyait en lui-même en tout moment la volonté divine ; nous, nous connaissons en toute chose, par notre directeur spirituel à qui Dieu a dit ‘Qui vous écoute, M’écoute’, cette même volonté divine ; en l’impossibilité de consulter notre père spirituel, nous avons comme guides l’Évangile et la droite raison interrogés avec les lumières de la grâce implorée par la prière et la pénitence. » (Méditations sur les Saints Évangiles, in L’Imitation du Bien-aimé, Nouvelle Cité, 1997, p.218)
Pour écouter Jésus et lui obéir, l’obéissance venant de l’écoute (ob-audire), il s’agit d’écouter en priorité l’Église, représentée par ceux qui ont autorité. Charles de Foucauld aura toujours une profonde vénération pour le Pape, pour son Évêque de Viviers, Mgr Bonnet, pour le Père blanc préfet apostolique du Sahara, Mgr Guérin. Les enseignements, les directives et les conseils de ces responsables ecclésiastiques répercutent jusqu’à lui la Parole de Dieu lui-même.
Tout autant, il se réfère sans cesse à ce que lui dira l’abbé Huvelin, son directeur spirituel. Dans sa vision théologique et ecclésiale, le directeur spirituel est celui qui a mission de fournir à chacun comme un « enseignement privé de la religion catholique ».
Quand le directeur spirituel ne peut être consulté, une prière fervente demande que « l’Évangile et la droite raison » guident le dirigé vers la bonne décision. Il n’ouvre pas pour autant les pages des quatre Évangiles au hasard. Il en a bâti et organisé les passages d’une façon très personnelle, et s’est fait avec les citations évangiles un portrait de Jésus selon les vertus de son Modèle. Avant chaque chapitre de son Règlement, il a, par ailleurs, collecté des paroles évangéliques qui éclairent et sous-tendent les prescriptions réglementaires, le tout formant, selon ses termes, « un livre de piété » (à Huvelin, 7 mai 1900).
Charles de Foucauld se réfère ainsi à des citations évangéliques qu’il a, pour ainsi dire, profondément faites siennes. Certes au Sahara, le contexte fera évoluer la lettre du Règlement. Néanmoins, jusqu’à la fin de sa vie, il en lit deux pages par jour. L’Évangile, dans la présentation qu’il s’en est fait, est ainsi très souvent lu et relu, médité et remédité, passant dans son âme « comme la goutte d’eau qui tombe et retombe sur une dalle, toujours à la même place » (à Massignon, 22 juillet 1914). Quand vient le moment où il a besoin d’une lumière pour voir la Volonté de son Bien-aimé, les paroles évangéliques rapportées dans son Règlement sont là, et il sait les interpréter avec justesse. La droite raison éclairée par l’Évangile lui montre alors la direction.
Un exemple : pour prendre un premier contact avec le Sud de la Préfecture apostolique et faire une visite pastorale aux militaires catholiques dans leurs postes isolés, il s’en ouvre ainsi à Mgr Guérin le 26 août 1903 : « Je n’ai reçu aucune réponse de vous. Puisque le voyage est possible le 6 septembre, je partirai le 6 septembre. Si je reçois plus tard de vous l’ordre de ne pas rester dans le Sud, je n’y resterai pas. Je ne pars pas si vite par manque d’obéissance à vous, bien-aimé et très vénéré Père, mais parce que la plus parfaite obéissance, et cela fait partie de sa perfection, comporte dans certains cas de l’initiative. Si je pars sans hésiter, c’est que je suis prêt à revenir sans hésiter ; aussi facilement que je pars, je reviendrai. Je pars avec hâte, parce que qui sait si ce qui est possible le 6 le sera un mois plus tard. » Pour obéir au réel, la droite raison, dans une intelligence vraie de la situation, sait en effet prendre des « initiatives »…
Il faut d’ailleurs ajouter que dans ce cas précis Charles de Foucauld pouvait s’appuyer sur une consigne qu’il venait de recevoir. « Suivez votre mouvement intérieur, allez où vous pousse l’Esprit » lui avait écrit le 5 juillet 1903 l’abbé Huvelin, qui avait désormais la certitude que les motions de son dirigé venaient manifestement de Dieu. Pour ce spirituel qu’est Charles de Foucauld, les événements deviennent des signes, des appels. Aussi sa disponibilité se traduit-elle par une attention permanente au moment présent, à la vie, où dans la foi il sait lire l’action de la Providence divine, le Traité de l’abandon du P. Caussade, un de ses livres préférés, l’ayant initié à se conformer ainsi avec amour à la Volonté divine.
Mais quel sens donner à un acte d’obéissance ? Quand il obéit, Charles de Foucauld veut dépasser l’exécution purement matérielle d’une tâche, l’accomplissement scrupuleux d’une prescription imposée de l’extérieur. Il voit au-delà. Il veut marcher à la suite de Jésus obéissant et remettre tout dans les mains du Père.
A ses yeux l’obéissance de Jésus n’est pas qu’une des vertus parmi toutes celles qu’il admire en son Modèle. Il contemple l’obéissance parfaite et totale qui emplissait le Cœur de Jésus, et cela jusqu’à la Croix, où il entend « la dernière prière de notre Maître, de notre Bien-aimé », prière de confiance, d’abandon, de foi, d’obéissance. Il désire que cette prière soit « celle de tous nos instants » : « Mon Père, j’accepte tout ; Pourvu que Votre Volonté se fasse en moi, mon Dieu, pourvu que Votre Volonté se fasse en toutes Vos créatures, en tous Vos enfants… »
Obéir pour Charles de Foucauld, c’est donc aimer… Quand il écrit au jeune trappiste Jérôme sur l’obéissance, il évoque l’échelle de l’amour que Jacob a vue en songe et lui dit : « l’obéissance est le dernier, le plus haut et le plus parfait des degrés de l’amour, celui où l’on cesse d’exister soi-même, où on s’annihile, où on meurt comme Jésus est mort sur la croix… Ce degré contient tous les autres, les dépasse tous, est transcendant, au-dessus de tout, dépassant tout. » (au P. Jérôme, 24 janvier 1897)
Obéir pour Charles de Foucauld, ce sera aussi adorer… Répondant à un ami qui connaît l’Islam, il lui expose l’attitude de l’adoration : « la plus complète expression du parfait amour, l’acte par excellence de l’homme ! son acte habituel et même son acte continuel, s’il agit conformément à sa nature et à sa raison… Rendre grâces à Dieu « de sa grande gloire″ dans une admiration, une contemplation, une adoration, un respect, un amour sans fin, c’est la fin pour laquelle nous sommes créés, ce sera notre vie dans le ciel, et c’est notre vie dans ce monde si nous agissons en êtres raisonnables. » (à H. de Castries, 15 juillet 1901)
« Obéir. Aimer. Adorer » serait l’essentiel du témoignage de Charles de Foucauld sur l’obéissance, l’essentiel aussi du message de Jésus, le Modèle Unique…
Et par là évidemment, Charles de Foucauld se rapproche de la foi et de l’obéissance de ses amis de l’Islam, qui se veulent « soumis » au Si Grand !
Pierre SOURISSEAU
PDF: L’obéissance chez Charles de FOUCAULD. Pierre SOURISSEAU