(Interview dans la revue Golias)
1 – Comment avez-vous vécu l’annonce de la pandémie du Covid-19 ?
Je me suis senti en communion avec la douleur de l’humanité. Douleur d’un drame qui franchissait les frontières et allait frapper partout. Moment rare où l’humanité se découvrait en communion. Il est plus facile de vivre en communion dans la douleur que dans le bonheur.
Cette terrible épreuve nous rappelle notre fragilité, notre finitude. Nous sommes tous vulnérables. Les grandes puissances mondiales ont des pieds d’argile. Personne ne peut se dire à l’abri de ce virus. C’est une invitation à prendre soin de la vie et de l’humain avec tendresse.
2- Comme citoyen et évêque de Partenia, vous qui cheminez au côté des plus démunis, quelles sont les fragilités que cela a mis en lumière de manière un peu plus singulière ?
Les plus démunis se sentent les oubliés de la société.
Ceux qui vivent et dorment dans la rue s’étonnent d’entendre : « Je vous demande de ne pas sortir de chez vous. Restez-chez vous ».
C’est vrai pour les familles qui habitent dans des taudis. Comme pour cette femme qui vit dans une petite pièce humide avec des cafards. Elle a deux jeunes garçons pleins de vie. Cette femme a dû arrêter son travail pour s’occuper de ses enfants. Les journées sont longues !
C’est vrai pour des étrangers sans papiers. Comment éviter la promiscuité quand on est entassé dans un dortoir avec des lits à étages ? C’est le cas pour le foyer des sans-papiers de Montreuil.
C’est vrai pour des détenus dans des prisons surpeuplées où il arrive qu’ils soient 4 ou 5 dans une même cellule.
Ceux qui sont à la rue se retrouvent seuls. Ils ne peuvent plus faire la manche. Il n’y a plus personne pour s’arrêter et parler avec eux. Les bénévoles des associations sont confinés.
La seule attitude qui puisse libérer les plus démunis, c’est avant tout la reconnaissance de leur dignité.
3 – Qu’avez-vous pensé de cette annonce qui d’un côté ferme les bars et restaurants et assure la continuité de l’ouverture des lieux de culte ?
En ce temps de carême, il y a une prière à Dieu qui m’enchante : « Fais nous quitter ce qui ne peut que vieillir, fais-nous entrer dans ce qui est nouveau. »
Précisément, en cette période singulière, il y a un déplacement des lieux de culte vers les lieux de vie.
Nos regards se portent vers les malades du Covid-19 hospitalisés avec leurs souffrances et leurs difficultés à respirer. Tous les soins qui leur sont donnés de jour comme de nuit évoquent la parole de Jésus : « C’est à moi que vous l’avez fait. »
Les équipes de soignants qui se dévouent auprès des malades sont une présence réelle. Présence indispensable avec leurs gestes d’humanité qui peuvent sauver la vie.
Ils portent une lumière qui nous éclaire dans notre nuit au point que chaque soir nous les applaudissons de nos fenêtres.
Ces blouses blanches qui se donnent sans compter au risque d’être contaminés à leur tour, révèlent le sens de la passion du Christ : l’amour vécu jusqu’au bout malgré le déchainement du mal.
Ces lieux de vie sont précieux. Ils sont nombreux à exister. Entrons dans ce qui est nouveau : l’humain d’abord !
4- Au regard de ce que nous vivons et qui est inédit, quel regard portez-vous sur la société dans laquelle nous vivons ?
Le domaine de la santé est un révélateur de la société. Le fonctionnement des hôpitaux et des EPHAD nous renvoient une image de la société.
Pendant l’année écoulée, les personnels de santé sont descendus dans la rue pour manifester leur colère. Ils ont dénoncé le manque de personnel, la détresse des urgences, le manque de moyens…Au cours d’une manifestation au mois de novembre, une banderole exprimait bien leur ras-le-bol : « L’Etat compte ses sous, on comptera nos morts. »
Ces cris ont-ils été entendus ? Une société qui n’a pas assez d’argent pour son service de santé, peut s’interroger. Son image est pour le moins écornée.
Avec la pandémie, le formidable effort de solidarité entre les hôpitaux, entre les hôpitaux publics et privés, entre les hôpitaux de différents pays, est exemplaire. Le dévouement des personnels soignants, aidés par tous ceux qui avaient repris du service, forcent l’admiration. Tous ensemble, ils réussissent à faire face à la situation. Quelle belle image restaurée du service de santé !
Mais quand nous serons sortis de l’épidémie, le service de santé bénéficiera-t-il de ce qu’il est en droit d’attendre de l’Etat ?
Depuis des années je vais dans des prisons. Chacune me renvoie une image de la société. Grâce à la pandémie du Covid-19, on emprisonne beaucoup moins, et on fait sortir beaucoup plus de prisonniers. N’est-ce pas une bonne chose quand les prisons sont surpeuplées ?
A la prison de Lannemezan au pied des Pyrénées, trois prisonniers basques ont été condamnés à perpétuité. Ils sont incarcérés depuis 30 ans. La peine de mort a été abolie dans notre pays. On ne va pas les laisser mourir en prison ! Nous écrivons au Président de la République et au Garde des Sceaux, leur demandant de transformer leur perpétuité en une peine de 30 ans. Cela mettrait fin à une si longue détention !
Toujours dans la prison de Lannemezan, un basque souffre de la maladie de Parkinson depuis des années. Sa demande de libération conditionnelle est à chaque fois refusée.
Des migrants arrivent régulièrement à Paris, après un rude parcours du combattant Beaucoup s’entassent sous le croisement des autoroutes près de la Porte de la Chapelle. Certains ont tout perdu. La seule chose qu’on n’a pas pu leur prendre, c’est la dignité.
J’ai honte du mauvais accueil qui leur est réservé, surtout quand l’expulsion prend le pas sur l’accueil.
Une société se juge à la manière dont elle traite les plus fragiles : les malades, les prisonniers, les migrants, les gens de la rue… Ils ont tous faim de dignité. De dignité reconnue. Ils ont autant besoin de respect que de secours.
5 – Revenons aux personnes les plus fragiles. Si nous évoquons les personnes vivant dans des lieux de privation de liberté comme les prisons, ceux qui vivent dans la rue ou bien les migrants, vous qui êtes un homme engagé, les personnes vivant en EHPAD, comment les accompagner et le confinement n’est-il pas une situation frustrante pour vous en ce sens ?
Accompagner les personnes fragiles suppose qu’on les aime. C’est le secret. Quand je vais le samedi après-midi à l’association des sans-papiers, j’ai plaisir à les retrouver, à les écouter, à leur parler. Ils sont ma famille. Je me sens bien avec eux.
Je rencontre des détenus qui ont des longues peines. Depuis 10 ou 15 ans je les visite. Nous avons de la complicité et de l’amitié entre nous. Les parloirs d’une durée de 1h à 1h30 passent vite. Quand on aime quelqu’un on a toujours quelque chose à lui dire. Ils attendent et apprécient ces visites de l’extérieur. Je reçois d’eux le courage de l‘avenir.
Evidemment, avec le confinement, je suis frustré des rencontres habituelles qui ne peuvent plus avoir lieu. Il me reste le courrier et le téléphone. En EHPAD les visites de la famille, des amis, sont une bouffée d’oxygène pour les résidents. Les relations humaines sont vitales pour eux. Je fais partie d’une équipe pour le service d’écoute téléphonique des personnes qui sont en EHPAD. Dans ces maisons, on ne meurt pas seulement du virus mais aussi de ces privations de relations humaines vraies qui font vivre.
6 – Aujourd’hui, le lien social prend une autre forme et les outils de communication permettent de lui donner un souffle nouveau. Est-ce que cela préfigure un changement de nature de la société dans laquelle demain nous vivrons selon vous ?
Effectivement le lien social s’est vite adapté à la situation de confinement, pas pour tous hélas, en faisant appel au télé travail, télé conseil, vidéo conférences, livres électroniques… Saluons cette prouesse technologique. Elle nous rend proche les uns des autres, mais ne fait pas de nous, pour autant, des frères.
Elle abolit les distances, mais ne remplace pas la rencontre réelle des humains qui peuvent se toucher et se témoigner de la tendresse.
7 – Que pensez-vous de ceux qui disent, comme François Gemenne, spécialiste en géopolitique de l’environnement qu’il faut se méfier des formules quasi religieuses du type « la nature reprend ses droits » ! Peut-on laisser « le religieux » à la porte des bouleversements majeurs que nous vivons ?
A mon avis ce spécialiste a raison. Il n’y a pas de revanche de la nature. Nous sommes tous liés pour le meilleur et pour le pire. Perdants ensemble ou gagnants ensemble. Il y a une unité de tous les vivants. C’est un fait d’expérience : La destruction de l’environnement s’accompagne toujours d’un déclin social et d’une baisse de la qualité de vie.
Quand il y a des bouleversements majeurs comme c’est le cas avec la pandémie, des dérives religieuses existent. C’est regrettable. Je préfère reprendre des paroles lumineuses du pape François dans « Laudato Si » sur notre conversion écologique. La spiritualité chrétienne propose une croissance par la sobriété, et une capacité de jouir avec peu. C’est un retour à la simplicité qui nous permet de nous arrêter pour apprécier ce qui est petit, pour remercier des possibilités que la vie nous offre, sans nous attacher à ce que nous avons, ni nous attrister de ce que nous ne possédons pas. Cela suppose d’éviter la dynamique de la domination et de la simple accumulation des plaisirs » (n° 222)
8 – Pensez-vous que l’encyclique de François Laudato Si’ a été et sera un phare pour nous aider à construire demain, et cette maison commune dans un village global qui montre ses errances ?
Cette encyclique est prophétique. Elle ouvre un chemin pour l’avenir de l’Humanité. C’est un phare qui nous guide par sa lumière. Personnellement je me laisse interrogé par ces paroles de François :
« Ecouter tant la clameur de la terre que la clameur des pauvres »
« La disparition d’une culture peut être aussi grave ou plus grave que la disparition d’une espèce animale ou végétale » « Tout est lié »
« Le cœur est unique, et la même misère qui nous porte à maltraiter un animal ne tarde pas à se manifester dans la relation avec les autres personnes. Toute cruauté sur une quelconque créature est contraire à la dignité humaine ».
9 – Quelles conséquences imaginez-vous sur notre vivre ensemble demain ? Sera-t-il vraiment différent ou reviendrons-nous à nos turpitudes d’égoïsme, où la concurrence effrénée est la règle ?
Je pense au psaume 89 que nous chantons en communauté, certains jours, à la prière du matin.
« Appends-nous la vraie mesure de nos jours, Que nos cœurs pénètrent la sagesse »
C’est un appel à vivre le moment présent, avec sa densité, sa nouveauté. Demain sera un autre jour. Dans les SMS reçus, on me posait souvent la même question : « Que faites- vous ? Que faites-vous de vos journées de confiné ? » Plutôt que d’énumérer des tâches banales, je répondais « Je vis ».
Il nous faut réussir la transition énergétique. C’est urgent et possible. Repartons d’un bon pied, tirons les leçons de ce que nous venons de vivre.
A Paris, Il y a une diminution du gaz carbonique, grâce au peu de circulation des voitures et des avions. C’est un encouragement à ne pas repartir comme avant.
Luttons contre les inégalités. Je trouve scandaleux qu’à Paris des familles vivent dans des taudis ou dans la rue alors qu’il y a des immeubles vacants et des logements vides. Des lois existent, mais elles ne sont pas appliquées.
Nous sommes faits pour construire un monde où chacun existe pour l’autre.
Un proverbe africain dit :
« L’arbre ne mange pas son fruit, il le donne à manger »
10 – Si vous aviez, en quelques mots, un message à nous livrer, quel serait-il ?
Il est urgent d’aimer Éric-Emmanuel Schmitt l’affirme dans « l’Evangile selon Pilate » : « La seule chose que nous apprend la mort : il est urgent’aimer » Nul ne survit au manque d’amour. Il n’y a pas de vie perdue quand on aime.
Jacques Gaillot
Evêque de Partenia
Paris 1eravril 2020