L’Eucharistie au défi du temps que nous vivons. Claude RAULT

S’il est une dimension que la pandémie du Covid est venue déranger, et en profondeur, dans notre vie chrétienne, c’est bien notre « pratique eucharistique », et nous sommes tous égaux dans ce grand dérangement.

Tous égaux ? Oui, car même étant prêtre, célébrer tout seul constitue pour moi, comme pour beaucoup d’autres, un défi que j’éprouvais aussi parfois au retour de mes tournées sahariennes : je célébrais seul dans le petit oratoire de mon évêché. Mais, je dois le dire…sans jamais avoir le sentiment d’être complètement seul !

Il est vrai que la « donne » a changé depuis les dé-confinements mais cette mesure n’est pas générale de par le monde.

Les réflexions ont été nombreuses dans l’Église sur le sens de la célébration eucharistique ravivé à cette occasion. Plutôt que de considérer cette situation d’abord comme une sorte de manque, voire même d’amputation, ne faudrait-il pas mieux la prendre comme un heureux défi pour notre foi ?

N’est-ce pas l’occasion de poser un regard nouveau sur une « pratique » qui risque toujours l’usure de l’habitude ? Mais je sais que je m’adresse aussi à des personnes qui sont souvent déjà privées d’une Eucharistie régulière, je ne puis les exclure d’un nouveau regard sur la réalité qui est la leur. Elles auraient elles aussi beaucoup à nous dire.

Je voudrais aussi nous mettre en garde contre une pratique qui risque de devenir habituelle (à moins qu’il n’y en ait pas d’autre possibilité) : celle des messes suivies à travers l’écran, qui peuvent individualiser l’Eucharistie et en faire un « show spirituel » dont nous risquerions vite de devenir de simples spectateurs. Ceci étant dit, à défaut de ne disposer que de ce moyen, pourquoi ne pas le saisir ? L’important est de garder bien vivante notre appartenance au Corps du Christ et à la petite cellule de ce Corps à laquelle nous appartenons.

Charles de Foucauld au désert : une situation éclairante

Pour rester dans l’esprit de Charles de Foucauld, je me rapporte d’abord à lui qui avait voulu devenir prêtre pour aller partager ce Trésor qu’il avait découvert et où il avait puisé pendant de nombreuses années.

« Ce divin banquet dont je devenais le ministre, il fallait le présenter non aux frères, aux parents, aux voisins riches, mais aux plus boiteux, aux plus aveugles, aux plus pauvres, aux plus abandonnés manquant le plus de prêtres » (A Maxime Caron, Beni Abbès, 8 avril 1905). Qu’allait-il advenir de cette vocation sacerdotale centrée sur la célébration de l’Eucharistie dans des conditions souvent précaires et incertaines?

A Beni Abbès, il pouvait assez facilement et régulièrement célébrer étant donné la présence de soldats français chrétiens. Durant ses voyages accompagnés aussi, puisqu’il pouvait transporter avec lui ce qu’il lui fallait pour cela.

Pour s’installer à Tamanrasset les choses allaient se compliquer puisqu’il allait pratiquement se trouver seul, en l’absence d’une garnison militaire locale. Il lui faudrait attendre le passage d’un éventuel servant pour célébrer. Il fait part de ce tiraillement à son évêque lorsque la possibilité lui est donnée d’aller au Hoggar :

« La question que vous posez – vaut-il mieux séjourner au Hoggar sans pouvoir célébrer la sainte messe, ou la célébrer et n’y pas aller – je me la suis souvent posée… je crois qu’il vaut mieux aller malgré tout au Hoggar, laissant au bon Dieu le soin de me donner le moyen de célébrer, s’il le veut (ce qu’il a toujours fait jusqu’à présent par les moyens les plus divers)… (Lettre au P. Guérin le 2 juillet 1907). Et il poursuit dans la même lettre : « Résider seul dans le pays est bon ; on y a de l’action ; même sans faire grand-chose, parce qu’on devient « du pays » on est si abordable et si « tout petit »

Finalement il opte pour la confiance et préfère demeurer au Hoggar, même avec le risque de ne pouvoir ni célébrer la messe ni adorer le Saint Sacrement. Vivre comme Jésus à Nazareth est pour lui premier, et s’incarner dans ce peuple lui semble le plus important dans l’imitation de Jésus. Il n’a pas pu célébrer la messe à Noël 1907, par exemple, navré de ne pouvoir offrir le Sacrifice de l’Autel faute de passages. La permission arrivant de Rome à la fin de janvier 1908, ce fut la joie ! Mais il ne pourra par la suite et pour un assez long temps garder encore le Saint Sacrement dans sa chapelle, la permission ne viendra que plus tard.

La situation que nous vivons n’est donc pas insolite et dans une certaine mesure, le Frère Charles l’a vécue, et dans une solitude profonde ; le choix d’entrer dans sa Famille Spirituelle nous marque très profondémment jusque dans cet aspect. Son expérience nous parle donc au sein du dénuement que nous pouvons éprouver, et peut même devenir inspirante pour mieux vivre cette « absence ».

Mais pour cela, il nous faut revenir au sens de la présence du « Corps du Christ », qui ne saurait être restreint ou même « confiné » dans la seule « Présence réelle » eucharistique dans le tabernacle ou dans la célébration. Le Corps du Christ a deux bras, aussi « sacramentels » l’un que l’autre .

Sa Présence ne se limite pas à celle que nous adorons ou célébrons dans le Saint Sacrement de l’Autel, elle est aussi réelle dans ce que l’on appelle « le Sacrement du Frère ». L’une s’inspire de la Cène, l’autre du Lavement des pieds. Et nous sommes là devant le même mystère qui ne saurait se réduire à l’une ou à l’autre. Le Christ est réellement présent dans le Sacrement de l’Eucharistie. Il est aussi réellement présent dans ce geste qu’Il fait en lavant les pieds de ses disciples, et qui signifie le Sacrement du Frère. Ils se complètent, s’appellent l’un et l’autre, si le Sacrement est double la réalité de la Présence de Jésus est une : Il ne saurait être divisé.

Eucharistie et Sacrement de l’Autel

Revenons à l’institution de l’Eucharistie au soir du Jeudi Saint : nous sommes à un moment crucial où Jésus va quitter visiblement cette Terre pour rejoindre son Père, en donnant sa vie, en versant son sang « pour rassembler dans l’unité les enfants de Dieu dispersés »(Jn 11,52). Il va le faire par un geste qui s’inscrit dans le repas pascal et qu’il va transmettre à ses Apôtres, qui le transmettront aux générations à venir. Je vous renvoie au premier récit de l’Institution que nous relate l’apôtre Paul dans 1 Co. 11,23-26.

Presque dès le départ de Jésus de la communauté apostolique, celle-ci s’est donc rassemblée régulièrement, « fidèle à la fraction du pain » (Ac. 2,42). C’était répondre à son invitation: «Faites cela en mémoire de moi »(Lc 22,19). Mais il s’agit beaucoup plus de la simple répétition d’un rituel liturgique. Il s’agit bien d’aller jusqu’au bout, de suivre le Christ en donnant à notre tour notre vie pour le salut du monde, comme Il l’a fait. Nous saisissons là le caractère très engageant de l’Eucharistie, dont la célébration est incontournable dans la vie de l’Eglise, et cela depuis sa naissance. Elle a sûrement revêtu de nombreux aspects. D’abord célébrée dans la clandestinité, sous forme de liturgie domestique, puis de façon plus ouverte lorsque l’Église a pu vivre dans la visibilité. Et ces deux formes restent bien actuelles selon les possibilités et les situations, le nombre de la communauté ecclésiale. La célébration eucharistique reste un des piliers essentiels de l’ Eglise. Encore plus lorsqu’en elle des hommes et des femmes s’engagent dans la vie consacrée. Il ne s’agit pas là d’une question de piété individuelle, mais du sens même que nous donnons à notre vie :

« Il n’est pas possible que nous vivions notre vie de consacrées dans le monde entourées comme nous le sommes par tout ce qui peut nous aider à oublier le Seigneur , si nous ne prenons pas courageusement les moyens absolument essentiels pour rester fidèles . Et le 1er de ces moyens est le sacrifice de la messe où le Seigneur de façon visible se donne à nous pour nous fortifier , nous dépouiller , nous transformer peu à peu en Lui ». (De Margot Poncet. Juin 1958. Diaires P. 93.)

Nous ne pouvons pas relativiser la participation à la messe, comme si elle n’était requise que de façon occasionnelle. Elle est bien au coeur de nos vies. Et l’adoration eucharistique vient la prolonger et nous faire approfondir notre appartenance au Christ mort et ressuscité et à la communauté à laquelle nous appartenons. Mais c’est aussi pour notre Humanité que nous y participons, comme « en ambassade ». Toute Eucharistie est célébrée « Pour la gloire de Dieu et le salut du monde ». Nous avons mis sur la patène le pain de nos vies et versé dans la coupe le vin de nos peines et de nos joies, c’est à dire toute l’espérance et toute la souffrance de notre monde. Et nous y recevons le Christ vivant, donné en nourriture. Reliés à la Communion des Saints, cette célébration est ininterrompue à travers le monde, que nous puissions ou pas y participer corporellement.

Eucharistie et Sacrement du Frère

L’autre bras du Christ est aussi indispensable que celui que nous venons d’évoquer, c’est celui qui nous a été dévoilé lors du lavement des pieds, avant Sa Glorification (Jn 13). Il est à remarquer que l’Institution de l’Eucharistie n’est pas relatée dans le récit de Jean. Elle est évoquée dans le « partage du pain » du chapitre 5. Sans doute que la « Fraction du Pain » était fréquente dans l’Église à cette époque tardive du 4ème Evangile et qu’il fallait projeter une lumière nouvelle sur cette autre Présence Réelle de Jésus, manifestée à travers notre prochain. Que dit Jésus après avoir lavé les pieds de ses disciples ? «C’est un exemple que je vous ai donné pour que vous fassiez vous aussi comme moi j’ai fait pour vous »(Jn 13,15). Cette parole vient en écho à celle prononcée lors de l’Institution : « Faites ceci en mémoire de moi » (Lc 22,19).

Durant la pandémie, l’action caritative de l’Église est restée active, et même des églises se sont ouvertes pour accueillir les pauvres et leur donner ce pain quotidien indispensable à leur vie et à celle de leur famille. Ils ont été aidés en cela par un bon nombre de volontaires venus d’horizons tout à fait indifférents à l’Église. Nous ne pouvons pas dire que cela n’a rien à voir avec l’Eucharistie !

Dans une méditation sur la « multiplication des pains »(Mt 14,13-21), lors de l’Angélus du 2 août dernier, le Pape François commente :

« Dans ce récit évangélique, la référence à l’Eucharistie est évidente, surtout lorsqu’elle décrit la bénédiction, la fraction du pain, la remise aux disciples, la distribution au peuple (v. 19). Il convient de noter combien le lien entre le pain eucharistique, nourriture pour la vie éternelle, et le pain quotidien, nécessaire à la vie terrestre, est étroit. Avant de s’offrir comme Pain du salut, Jésus prend soin de la nourriture de ceux qui le suivent et qui, pour être avec lui, ont oublié de faire des provisions. Parfois, l’esprit et la matière sont mis en contraste, mais en réalité, le spiritualisme, comme le matérialisme, est étranger à la Bible. »

Si Charles de Foucauld a été fortement marqué par l’Eucharistie, il l’a aussi été par la présence de Jésus dans le pauvre, le petit, l’abandonné. Il écrit à Louis Massignon peu de temps avant sa mort :

« Il n’y a pas de parole de l’Evangile qui ait fait sur moi une plus profonde impression et transformé davantage ma vie que celle-ci : ‘Tout ce que vous faites à un de ces petits, c’est à moi que vous le faites’. Si on songe que ces paroles sont celles de la Vérité incréée, celles de la bouche qui a dit ‘Ceci est mon corps, ceci est mon sang’ avec quelle force on est porté à chercher et à aimer JESUS dans ces petits, ces pécheurs, ces pauvres, portant tous ses moyens matériels vers le soulagement des misères temporelles …» (Tamanrasset.1er aout 1916)

Voilà qui vient unir le Sacrement de l’Autel et le Sacrement du Frère ! Nous ne pouvons pas dire qu’ouvrir une église pour nourrir les pauvres n’a rien à voir avec l’Eucharistie ! Nous ne pouvons pas dire qu’un engagement chrétien pour son prochain n’est pas dans la ligne d’une célébration et d’une participation à la messe. Les deux bras du Christ sont reliés l’un à l’autre, inséparables, et dans la célébration et dans le bien fait aux autres..

L’Unité du Corps du Christ

Il ne s’agit donc pas de faire un choix et de séparer les deux au profit de l’un pour l’autre. Les deux sont d’une certaine façon indispensables pour la vie de la communauté chrétienne, pour la nôtre et pour la vie de notre monde.

Le P. René Voillaume disait à ce sujet dans une conférence en 1970 :

« On ne peut pas séparer le sacrifice de la Croix de la charité fraternelle comme on ne peut séparer une racine de la plante qui en jaillit ; on ne peut séparer l’adoration du Christ et la communion à son mystère qui est l’Amour incarné , de la réalisation d’un amour efficace et fraternel entre les hommes . …La charité coupée de son tronc qui est le Christ se dessèche et meurt … »

Pour dire que séparer le sacrement de l’autel et le sacrement du frère ne saurait être concevable, j’offre enfin à votre méditation le passage d’un sermon de St Jean Chrysostome (au IV°siècle)

« Tu veux honorer le corps du Christ ? Ne le méprise pas lorsqu’il est nu. Ne l’honore pas ici dans l’église, par des tissus de soie tandis que tu le laisses dehors souffrir du froid et du manque de vêtements. Car celui qui a dit : « Ceci est mon corps, et qui l’a réalisé en le disant, c’est lui qui a dit : vous m’avez vu avoir faim, et vous ne m’avez pas donné à manger, et aussi : Chaque fois que vous ne l’avez pas fait à l’égard de ces petits, c’est à moi que vous ne l’avez pas fait. Ici, le corps du Christ n’a pas besoin de vêtements, mais d’âmes pures ; là bas, il a besoin de beaucoup de sollicitude » (Homélie sur l’Evangile de St Mt)

A nous donc, là où nous sommes, de garder ce lien entre le Sacrement de l’Autel et le Sacrement du Frère, dans les conditions que nous vivons. Dieu ne nous demande pas l’impossible, Il nous le donne ! Mettons notre coeur et notre créativité en éveil pour vivre de la Présence de Jésus, et Le manifester en ces temps que nous vivons.

+Claude RAULT
Février 2021

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Texte 5. Le dialogue dans l’itinéraire spirituel du frère Charles. Jean-François BERJONNEAU

Jean-François BERJONNEAU, France

Le Frère Charles a vécu soixante ans avant le Concile Vatican II.

La notion de dialogue interreligieux telle que nous l’entendons aujourd’hui dans l’Église lui était totalement étrangère. Tout en ayant été, je le crois, un précurseur des ouvertures du Concile sur la dimension universelle de la mission de l’Église, la démarche d’un dialogue entre croyants chrétiens et musulmans en tant que tels n’entraient pas dans ses catégories. Il a vécu avec la théologie de son temps dans la hantise de rejoindre les musulmans pour sauver « ces âmes ignorantes » en leur faisant connaître le Christ.

De plus, il a accompli son ministère dans un contexte socio politique précis. La France, en son temps, étendait son empire colonial sur une partie de l’Afrique. Beaucoup pensaient à cette époque qu’elle faisait œuvre civilisatrice et qu’elle pouvait apporter l’instruction nécessaire pour libérer les peuples colonisés de la misère et de l’ignorance. Le Frère Charles a adhéré à cette visée. Il n’a donc pas vu dans l’islam de son époque une religion ayant sa consistance propre, son histoire, ses courants diversifiés avec certains desquels des chrétiens puissent entrer en dialogue.

Bien que l’islam ait exercé sur lui, à un certain moment de sa vie, une certaine fascination et que la rencontre avec les musulmans ait constitué pour lui une étape non négligeable sur le chemin de sa conversion, il aurait été loin de souscrire à cette vision conciliaire de l’islam selon laquelle « L’Église regarde avec estime les musulmans qui adorent le Dieu Un, vivant, miséricordieux et tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, qui a parlé avec les hommes… » (Nostra Aetate N°3). Il ne se situait donc pas dans la problématique théologique du Concile Vatican II qui reconnaît dans les religions non chrétiennes la présence de « semences du Verbe » qui puissent constituer une base pour entrer en dialogue avec des croyants d’une autre religion.

Cependant, il me semble que l’on peut pourtant considérer le Frère Charles comme un précurseur du dialogue. Car il a institué avec les populations musulmanes qu’il a rencontrées, en particulier avec les Touaregs un « dialogue de la vie » qui a été présenté ensuite par l’encyclique « Ecclesiam Suam » du Pape Paul VI en 1964 comme la base fondamentale de tout dialogue : « On ne sauve pas le monde du dehors ; il faut comme le Verbe de Dieu qui s’est fait homme, assimiler, en une certaine mesure, les formes de vie de ceux à qui on veut porter le message du Christ….Il faut partager les usages communs, pourvu qu’ils soient humains et honnêtes, spécialement ceux des plus petits, si on veut être écouté et compris. Il faut avant même de parler, écouter la voix et plus encore le cœur de l’homme…Il faut se faire les frères des hommes…Le climat du dialogue c’est l’amitié » N°87.

Ainsi, le Frère Charles, en consacrant toute son énergie et une grande partie de son temps à apprendre la langue des Touaregs dont il partageait la vie, en développant des conversations toutes simples sur les réalités de leur vie quotidienne, en s’ouvrant à leur poésie et ainsi en tentant de comprendre le génie de ce peuple, a su ouvrir, par le dialogue avec ses hôtes, un climat de confiance au point qu’il est devenu pour beaucoup « un ami ». Il a ainsi montré que la mission de l’Église, c’est aussi de susciter des frères, dans le respect des différences de culture ou de religion, comme s’y est employée ensuite l’Église en de nombreux pays de la planète, forte des ouvertures du Concile Vatican II.

On peut donc reconnaître, pour les prêtres de la fraternité sacerdotale Jésus Caritas que nous sommes, que le Frère Charles nous a ouvert une spiritualité du dialogue qui peut encore nous inspirer dans les rencontres que nous vivons non seulement avec les musulmans mais aussi avec tous ceux qui ne partagent pas notre foi. Ainsi le chemin de dialogue qu’il a ouvert avec les Touaregs s’est déployé en plusieurs figures fondamentales :

  • Il a su se dépayser pour aller s’immerger dans le pays de l’autre. Il a réalisé ce mouvement que le Pape François appelle « une Église en sortie ». Il a désiré se faire accueillir par ce peuple et devenir dans la mesure du possible « l’un d’entre eux ». Et il a fait de l’apprentissage de leur langue une œuvre mystique car elle se situait pour lui dans la ligne de l’incarnation du Christ dans cette humanité qu’il est venu sauver.
  • Bien que son plus grand désir ait été que les musulmans se convertissent à la foi chrétienne, il n’a jamais exercé quelque pression que ce soit pour arriver à ses fins. Il a toujours respecté leur liberté. En 1908, il a reconnu qu’il ne ferait aucune conversion et il en a conclu ce n’était sans doute pas la volonté de Dieu. Mais il est resté au milieu de ce peuple touareg au nom de l’alliance qu’il avait contractée avec lui, simplement pour avancer sur le chemin de la fraternité avec lui.
  • Son but : devenir l’ami de l’autre. Dans une lettre qu’il adresse à un correspondant, il caractérise ainsi le mode de relation qu’il veut adopter avec les musulmans qui l’entourent : « D’abord préparer le terrain en silence par la bonté, un contact intime, le bon exemple ; les aimer du fond du cœur, se faire estimer et aimer d’eux ; Par là, faire tomber les préjugés, obtenir confiance, acquérir l’autorité – ceci demande du temps – ensuite parler en particulier aux mieux disposés, très prudemment, petit à petit, diversement, en donnant à chacun selon ce qu’il est capable de recevoir. ». A défaut de pouvoir annoncer explicitement l’Évangile, il a voulu par sa personne devenir lui-même présence d’Évangile. C’est ce qu’il entendait en disant vouloir « crier l’Évangile non par la parole mais par toute sa vie »
  • Il a su s’ajuster au regard que Dieu porte sur les musulmans qu’il a rencontrés. Il n’a pas d’abord vu en eux des « infidèles » ou des « mécréants », mais, dans son désir de devenir un frère universel, il les a considérés comme « des frères bien-aimés, des enfants de Dieu, des âmes rachetées par le sang de Jésus, des âmes bien-aimées de Jésus ».
  • Il a manifesté le visage d’une Église diaconale. Il ne s’est pas contenté de vivre avec eux mais il a aussi contribué, dans la mesure de ses possibilités, à l’amélioration de leurs conditions de vie et au développement de leur pays. Il a lutté contre l’esclavage, combattu les maladies, introduit dans ce pays très pauvre des médicaments, des techniques nouvelles d’agriculture et des moyens de communications.
  • Chaque fois à qu’il a pu, il a ouvert un dialogue spirituel avec les musulmans. Bien sûr il n’adhérait en rien à la doctrine de l’islam. Mais il lui reconnaissait un point commun avec la foi chrétienne : le double commandement d’aimer Dieu de tout son cœur et d’aimer son prochain comme soi-même. Sur cette base il a développé de nombreux dialogues avec ses amis musulmans, leur montrant en diverses circonstances comment ce double commandement pouvait se déployer dans leurs relations quotidiennes.
  • Enfin, et ce n’est pas un des moindres éléments du dialogue, il a fait du mystère pascal la voie royale du dialogue. Car, en contemplant sans cesse la vie du Christ à Nazareth, il a pris comme lui le chemin de l’humilité, de la pauvreté, de l’écoute et de la mort à soi-même dans la rencontre de l’autre. Il a ainsi manifesté par toute sa vie qu’ « il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime. »

En se présentant comme « un défricheur », il nous a montré que le dialogue de la vie fait partie intégrante de la mission de l’Église.

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Texte 4. Notre mode d’évangélisation

Fernando Tapia, Chile

En tant que prêtres diocésains, nous partageons avec toute l’Église la seule mission qui est la sienne : évangéliser. Le pape François nous a donné des orientations très claires pour ce faire dans son Exhortation apostolique « Evangelii Gaudium ». Nous faisons nôtres ses propres orientations et essayons de nous en inspirer pour notre action d’évangélisation dans nos paroisses, communautés, centres de formation chrétienne, centres de soins pour les plus pauvres, etc.

Cependant, la question est valable si nous, en tant que prêtres de la Fraternité IESUS CARITAS, en développons quelques accents particuliers nés du charisme du Frère Charles et de notre spiritualité. Nous pensons que oui, et voici exposés ici quelques uns de ces accents.

1. LE MYSTÈRE DE L’INCARNATION

Notre façon d’évangéliser est d’abord marquée par le mystère de l’Incarnation, un mystère qui a fasciné frère Charles et qui est à la racine de sa spiritualité:

«L’incarnation est enracinée dans la bonté de Dieu. Mais une chose apparaît, tout d’abord, si merveilleuse, brillante et étonnante qu’elle brille comme un signe éblouissant : c’est l’humilité infinie qui entoure un tel mystère. Dieu, l’Être, l’Infini, la Perfection, le Créateur, l’immense Tout-Puissant, le Seigneur souverain de tous, devenant homme, se joignant à une âme et un corps humain et apparaissant sur terre comme un homme, et le dernier des hommes ” (Ecrits spirituels p.49.)

L’Incarnation se produit toujours en un certain temps, lieu et culture. Frère Charles a conduit un gros travail de connaissance de la culture des Touaregs, de leur langue, de leurs coutumes, de leur poésie, etc. Nous voudrions toujours prendre en compte le contexte historique, les caractéristiques du temps et de la culture dans laquelle nous évangélisons, parce que nous sommes convaincus que Dieu prolonge son incarnation à chaque époque et que le Christ ressuscité continue de nous parler par les signes des temps, pour nous inviter à construire son Royaume de Vie.

Compte tenu du fait que le Christ entre dans le monde par « la porte des pauvres », comme l’a dit Mgr Enrique Alvear, nous aimerions nous aussi entrer par cette porte dans notre œuvre d’évangélisation et, à partir de là, proclamer l’Évangile à tous.

2. LES PÉRIPHÉRIES.

Dans un esprit de disponibilité envers nos évêques, nous voudrions exercer en priorité dans les lieux les plus abandonnés et les plus éloignés de l’Église. Périphéries géographiques ou existentielles, comme le dit le pape François. Ce sont des lieux-frontière : populations marginalisées, territoires éloignés, camps de réfugiés, migrants, toxicomanes, privés de liberté, exclus en général. Cette proximité nous permettra d’entendre et de nous mêler au cri des pauvres qui se fait parfois très ténu mais parfois bruyant. Et en utilisant des moyens pauvres, fondamentalement par notre propre présence amicale et miséricordieuse.1

Frère Charles nous dit:

« Pour moi, cherchez toujours la dernière des dernières places, pour être aussi petits que mon Maître, pour être avec lui, marcher après lui, étape par étape, comme un serviteur fidèle, un disciple fidèle et – car, dans sa bonté infinie, incomparable, il est digne de parler ainsi – comme un frère fidèle et un époux fidèle » (EsEs p.68).

« Ce banquet divin, dont je suis le ministre, doit être présenté non pas aux frères et aux parents ou aux riches voisins, mais aux boiteux, aux aveugles, aux âmes les plus abandonnées et à ceux qui manquent de prêtres. J’ai demandé et obtenu la permission de m’installer dans le Sahara algérien. (EsEs p.80).

Si nous sommes envoyés dans des endroits plus aisés, nous aimerions être des agents de sensibilisation sociale et des faiseurs de pont entre les riches et les réalités des pauvres.

Nous sommes arrivés comme amis et frères des pauvres. Nous découvrons Dieu déjà présent dans leurs cris et leurs aspirations. Nous laissons a notre tour les pauvres nous évangéliser et enrichir notre ministère.

3. TÉMOIGNAGE PERSONNEL

Partout, mais surtout dans les lieux marginalisés, nous voulons donner la priorité à l’évangélisation par un témoignage de vie plutôt qu’avec des discours. Témoignage marqué par la proximité, la simplicité, l’accueil, la gentillesse, l’intérêt pour ce qui arrive à l’autre, le service concret, la joie intérieure. Frère Charles a écrit à un ami:

« Vous voulez savoir ce que je peux faire pour les autochtones. Il n’est pas possible de leur parler directement de Notre Seigneur. Cela les ferait fuir. Il faut leur inspirer confiance, s’en faire des amis, leur rendre de petits services, leur donner de bons conseils, se lier d’amitié avec eux, les exhorter discrètement à suivre la religion naturelle, leur montrer que les chrétiens les aiment. (EsEs p.84).

Déjà dans sa Retraite de novembre 1897, il avait formulé sa façon d’évangéliser par cette phrase, placée dans la bouche de Jésus : « Remplissez votre vocation : celle de proclamer l’Évangile sur les toits, non pas avec vos paroles, mais avec votre vie ».

Cela ne veut pas dire que nous avons mis de côté le ministère de la Parole. Nous savons que c’est une partie essentielle de notre mission, celle d’éveiller et de nourrir la foi : « la foi vient par la prédication et la prédication par la parole du Christ »(Rom 10:17). Le Concile Vatican II le dit clairement dans le décret sur « Le ministère et la vie des prêtres »: « La parole de salut éveille la foi dans le cœur des non-croyants et la renforce dans celui des croyants, et avec la foi commence et se développe la communauté des fidèles »

4. NOTRE CHOIX DE LA FRATERNITÉ

Par notre choix pour la fraternité, nous privilégions le travail d’équipe avec d’autres prêtres, qu’ils soient ou non de notre Fraternité, avec des religieux, des diacres et des laïcs. Nous voulons davantage être frères que tyrans, professeurs ou seigneurs religieux, comme dit le Concile : « Les prêtres habitent avec les autres hommes comme des frères. » 3 Frère Charles a devancé à cet égard le Concile quand il recherche et promeut le travail avec les laïcs:

« A côté des prêtres, les Priscille et Aquila sont nécessaires, pour voir ceux que le prêtre ne voit pas, pour pénétrer là où il ne peut pas pénétrer, pour aller à ceux qui le fuient, pour évangéliser par un contact bienfaiteur, avec une bonté débordante sur tous, une affection toujours prête à se donner, un bon exemple qui attire ceux qui tournent le dos au prêtre et lui sont hostiles par principe. » ( Assekrem, 3 mai 1912).

Pour la même raison, nous voulons donner du temps à la formation des laïcs, à leur accompagnement spirituel et à soutenir la formation de communautés fraternelles, dans le respect du rythme de chaque personne.

Nous croyons en la fraternité comme mode de vie, une fraternité universelle, caractérisé par l’amitié, la réciprocité et le dialogue.

De même, notre choix de la fraternité nous conduit à promouvoir la participation des laïcs dans la conduite pastorale de nos paroisses, en évitant toute forme d’autoritarisme et de cléricalisme de notre part et toute forme de passivité de la part des laïcs. L’existence de conseils pastoraux, de conseils pour les affaires économiques, d’équipes pour animer les différents espaces pastoraux, d’assemblées paroissiales, de planification pastorale réalisée ensemble, etc. devrait être la marque distinctive des paroisses ou d’autres structures pastorales confiées à nos soins.

5. VIE SPIRITUELLE ET EUCHARISTIE

Cette manière d’évangéliser suppose pour chacun de nous une vie spirituelle très profonde qui nous conduit à contempler Jésus dans les Évangiles afin de devenir de plus en plus configuré à Lui, grâce à l’action de l’Esprit Saint en nous. Il nous permettra d’entrer dans la dynamique de « kénose », d’abandon, de dépossession, propre au mystère de l’Incarnation, laissant beaucoup de choses pour Lui et pour la fidélité à l’Evangile : préjugés, biens matériels, prestige, recherche du pouvoir, sécurités, etc. Elle nous donnera la liberté intérieure de trouver de nouveaux chemins et de nouveaux espaces dans la tâche d’évangélisation de l’Église, en recherchant toujours la volonté du Père, avec une infinie confiance.

Notre dynamisme missionnaire, en particulier pour rejoindre et demeurer dans les endroits les plus difficiles, est soutenu par la célébration de l’Eucharistie, par l’Adoration quotidienne et les autres moyens de croissance spirituelle, typiques de notre Fraternité. Ils nous aident à prendre conscience de l’amour infini de Dieu pour nous, de sa fidélité et de sa miséricorde, et nous dynamisent dans notre mission.

L’Eucharistie doit devenir un mode de vie pour nous, caractérisé par le partage du pain, des histoires personnelles et de la parole, même avec des personnes d’autres traditions religieuses.

Une expérience spirituelle similaire doit être promue parmi les laïcs si nous voulons transformer nos paroisses dans l’orientation missionnaire que le pape François souhaite : une Église en chemin qui, sans crainte d’être blessée ou salie par la boue de la route, va à la recherche de ceux qui sont loin et rejetés par la société.4

L’Eucharistie, d’autre part, nous ouvre à la participation à un corps ecclésial toujours plus large. Nous voulons être très conscients que l’évangélisation est une mission partagée avec toute l’Église diocésaine et universelle. En tant que prêtres diocésains, nous voulons être les premiers à nous sentir partie prenante d’un presbyterium, avec son Évêque à sa tête, appuyant la gestation et la mise en œuvre de projets diocésains auxquels nous contribuons par nos charismes et accents pastoraux.

POUR LA RÉFLEXION PERSONNELLE ET LA PRIÈRE.

  1. Ajouteriez-vous un point à ce schéma ?
  2. Ma structure pastorale (paroisse, centre de formation, etc.) évolue-t-elle selon cette orientation ?
  3. Quelles caractéristiques notre style de vie personnel doit-il avoir pour être en cohérence avec cette manière d’évangéliser?

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Le père Antoine CHATELARD, une vie sur les pas de Charles de Foucauld.

Le père Antoine Chatelard, religieux de la congrégation des Petits Frères de Jésus, est décédé à 90 ans. Avec lui s’éteint un grand connaisseur du Sahara algérien et de ses hommes, un amoureux du détail, un biographe passionné et reconnu de la vie de Charles de Foucauld, figure spirituelle majeure de sa congrégation.

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