Charles de FOUCAULD à Tamanrasset

Sur le chemin du Hoggar

Loin de Béni Abbès, à des milliers de kilomètres, au cœur du Sahara, se dresse un immense pays de montagnes noires : c’est le Hoggar, le Massif central de la patrie des Touaregs. On l’appelle le pays des guerriers voilés, car, dans cet étrange pays musulman, ce sont les hommes et non les femmes qui portent le voile.

Depuis des millénaires, les Touaregs sont les maîtres du Hoggar d’où ils sortent pour attaquer et piller impunément les caravanes qui traversent le désert.

Or, pendant que Frère Charles était à Béni Abbés, il s’est produit un fait extraordinaire : pour la première fois les Touaregs renoncent aux combats et laissent l’armée française pénétrer librement dans le Hoggar.

Laperrine, le commandant du Territoire des Oasis dont le Hoggar va désormais dépendre, est un grand ami de Frère Charles et il lui écrit pour lui proposer d’y venir.

Frère Charles accepte d’y faire un voyage, il commence à apprendre le tamacheq qui est la langue des Touaregs et, en dix mois, il va faire cinq mille kilomètres sur les pistes qui conduisent au Hoggar. Pour un peu on croirait Frère Charles redevenu explorateur comme au temps du Maroc et c’est vrai qu’il explore, mais il est toujours Frère Charles, donc avant tout un homme de prière et de fraternité qui cherche partout à nouer des liens d’amitié avec les Touaregs qu’il rencontre au passage. La tâche est difficile, car les Touaregs n’acceptent la venue des Français qu’à contrecœur, ils restent farouches et méfiants.

Pourtant le commandant Laperrine propose à Frère Charles de quitter Béni Abbés pour Tamanrasset, le grand carrefour des caravanes du Hoggar. Moussa Ag Amastane, l’aménokal, c’est-à-dire le chef des Touaregs du Hoggar, donnera lui aussi son accord à ce projet.

Frère Charles hésite. Il s’est tellement attaché à Béni Abbès qu’il n’a pas envie de le quitter. Et puis il pense toujours à son projet de retourner au Maroc. S’il part à Tamanrasset, il est probable qu’il n’aura plus jamais l’occasion d’y retourner. Mais Frère Charles renonce à tous ses projets et à toutes ses préférences personnelles. Il n’y a pas de peuple plus isolé et plus perdu dans le Sahara que les Touaregs du Hoggar ; pour Frère Charles, c’est la dernière place, c’est donc là qu’il faut aller.

L’ermitage de Tamanrasset

A quarante-six ans, le 13 août 1905, Frère Charles s’installe à Tamanrasset.

Autour de lui, dans toutes les directions s’étend un gigantesque plateau. Il n’y a pas un seul arbre digne de ce nom, mais de loin en loin quelque maigre buisson, quelques arbustes aux feuilles rares et minces qui donnent à peine d’ombre. Le sol est jonché de pierres. Dans le lit de l’oued il y a du sable et presque jamais d’eau. A l’horizon se dressent de longues arêtes de montagnes. C’est vraiment le désert dans sa plus sauvage grandeur.

En hiver, les journées sont douces et les nuits glaciales ; en été, les nuits sont très froides et les journées torrides. Il pleut très rarement, mais quand le vent s’élève il souffle avec une violence de tempête.

A quelques centaines de mètres de Frère Charles, on voit quelques huttes de roseaux et d’infimes lopins de terre : c’est le hameau de Tamanrasset habité par des Noirs réduits au servage par les Touaregs.

Frère Charles vit d’abord dans une hutte pareille aux autres, mais il est obligé de s’installer un peu moins mal et il habite maintenant un nouveau gourbi en terre battue couvert de roseaux et de boue séchée.

Il a pour unique compagnon Paul Embarek, un jeune esclave noir qu’il a racheté et affranchi. Au bout de quelque temps d’ailleurs, Paul sera las de vivre à l’ermitage et s’en ira ; il reviendra plus tard mais Frère Charles ne peut pas compter solidement sur lui.

De toutes façons, Frère Charles est le seul Français de cet immense pays. Il est à sept cents kilomètres du poste militaire le plus proche.

Quelle différence avec Béni Abbès ! Pas d’oasis. Pas de garnison. Rien qu’un minuscule hameau de Noirs qui semblent assez indifférents. Quant aux Touaregs, ce sont d’éternels nomades qui ne font que passer et qui commencent par se montrer froids et indifférents à l’égard de cet étrange ermite.

Bien sûr Frère Charles compte obtenir leur amitié et il y parviendra, mais rien de plus. Le plus perdu des missionnaires en Extrême-Orient ou en Asie pouvait alors glaner des conversions et fonder de nouvelles chrétientés, mais Frère Charles sait d’avance qu’il n’en fondera pas et qu’il ne convertira aucun de ces musulmans.

Plongé dans une telle solitude et un tel manque d’espoir, qui ne succomberait à l’ennui et au découragement ?

Mais Frère Charles est prêt à affronter cette immense épreuve. Dans l’immensité du Hoggar et des milliers de kilomètres à la ronde, il est cet homme unique qui apporte la présence du Christ. Par la messe et l’adoration du Saint Sacrement, il apporte la présence du Christ dans l’Eucharistie. Par sa volonté incessante d’amitié et de fraternité, il apporte la présence du Christ dans la charité et dans la lumière du Jugement.

Il ne lui suffit pas de décider une fois pour toutes de cette règle de vie, il faut jour après jour l’appliquer. Au fur et à mesure que les Touaregs passent et repassent tout au long de l’année à proximité de son ermitage, il faut que Frère Charles les voie et les revoie, qu’il parle avec eux de la pluie et du beau temps, de leurs troupeaux, de leurs familles, de tout ce qui les préoccupe.

Au début on ne se dit que des banalités, mais à force de se rencontrer, on s’habitue les uns aux autres.

Pendant les premiers temps, on venait par curiosité. Frère Charles passait pour une « bête curieuse », exactement comme il arriverait à un Touareg s’il lui prenait fantaisie de planter sa tente à côté de chez vous. Les mendiants de Béni Abbès étaient venus tout de suite quêter des secours, mais les Touaregs sont de fiers guerriers, ils se contentaient d’abord d’observer Frère Charles en passant.

Peu à peu avec le temps et la patience ils ont cessé de le trouver bizarre. Frère Charles fait maintenant partie du pays, ils le revoient avec plaisir et ils se mettent à parler familièrement avec lui comme avec une vieille connaissance.

D’ailleurs, si vous allez à l’étranger, vous voyez bien que la première difficulté est de savoir la langue du pays. Pour Frère Charles c’est la même chose.

Les Touaregs que rencontre Frère Charles ne savent pas un mot de français et celui-ci commence seulement à apprendre leur langue. Il est difficile dans ces conditions d’avoir des conversations longues et intimes. Aussi Frère Charles fait un immense effort pour apprendre la langue des Touaregs. Il ne se contentera jamais de la savoir en partie, il veut la connaître à fond, il veut la parler aussi bien que s’il était un Touareg de naissance.

Il s’entoure d’interprètes, il accumule les notes par écrit, il ira même jusqu’à composer une grammaire touarègue, un recueil de poésies touarègues et un énorme dictionnaire français-touareg. C’est un magnifique travail de savant, mais la seule raison qui l’inspire est cette volonté chrétienne de fraternité qui l’a conduit dans les montagnes du Hoggar.

C’est pour la même raison qu’il ne quitte pas le Hoggar pendant l’hiver 1907 – 1908, malgré la famine qui règne. Dans ce pays, la vie est toujours dure, mais elle devient épouvantable quand la pluie fait totalement défaut. Alors les rares et maigres pâturages sont tout à fait secs, les petits troupeaux de chèvres et de chameaux meurent de faim, il n’y a plus de lait, plus rien que de misérables rations de ravitaillement qu’on va chercher très loin et qu’on paie très cher.

Pour quitter le Hoggar, Frère Charles n’aurait qu’un mot à dire et des officiers français viendraient le chercher pour le mettre à l’abri loin de là. Mais il n’y pense pas une minute, puisque les Touaregs souffrent la famine ; il la souffrira comme eux, puisqu’il est leur frère, et il partage un jour avec des enfants ses dernières provisions.

A ce moment, Moussa, l’aménokal, est de passage, il vient rendre visite à l’ermite et le trouve évanoui, victime de la faim et de l’épuisement. Moussa aussitôt prévient le commandant Laperrine qui envoie des vivres de secours, et Frère Charles, peu à peu, se remet.

Moussa, en tout cas, n’oubliera pas ce qui s’est passé.

Un jour, pendant un voyage en France, il dicte une lettre pour Frère Charles. Il lui raconte tout ce qu’il a vu et admiré en France, notamment les belles propriétés qui appartiennent à la famille de Foucauld ; il ajoute alors pour Frère Charles ces simples mots : « Et toi, tu vis à Tamanrasset comme le pauvre. »

Que de gens ignorent ce que peut être la vie d’un pauvre et plus encore la vie d’un pauvre dans le désert ! Moussa le savait, et quand il écrivait ces mots, il voyait quel abîme séparait les richesses que Frère Charles avait quittées et la pauvreté qu’il avait voulu vivre jusqu’au partage de la famine pour être le frère des Touaregs.

Une fois encore on put voir que Dieu est le maître de l’impossible, quand un homme renonce à tout pour faire la volonté de Dieu. En venant au Hoggar, Frère Charles n’avait pas d’autre ambition que de vivre aussi obscur que les « petites gens » qui se trouvent à la dernière place. Mais il le faisait avec un tel dévouement et un tel amour que sa présence prit un rayonnement extraordinaire.

Français ou Touaregs, chrétiens ou musulmans, tous s’arrêtaient à Tamanrasset pour le voir. Il était devenu l’ami intime des uns et des autres, il savait tout ce qui se passait au Hoggar et aux environs et tout le monde venait lui demander conseil.

Les Français lui demandaient comment faire pour améliorer l’administration du pays et les Touaregs lui demandaient de plaider leur cause auprès des Français, chaque fois que des abus étaient commis.

Frère Charles n’avait aucun poste officiel, il n’était ni curé ni aumônier, il ne possédait aucun pouvoir politique, mais il était l’homme de Dieu, le frère de tous. C’est comme tel qu’il influençait toute la politique du désert, parce qu’il avait à la fois la confiance de Moussa et celle de Laperrine ; il était leur conseiller commun au vu et au su de tout le monde.

A tous, il demandait d’être justes et loyaux.

Lui qui avait renoncé à tout confort et à toutes les richesses de la France, demandait que les Français apportent au Hoggar tous les avantages de la science, de l’instruction et du progrès.

Frère Charles ne reculait même pas devant la brûlante question que Moussa lui posa un jour : « Les Touaregs seront-ils toujours les sujets des Français ? » Et Frère Charles répondit : « Non, il faut que les Touaregs soient nos égaux. »

A Tamanrasset, on voyait de temps à autre Frère, Charles et des officiers français s’asseoir par terre et partager le repas des Touaregs. Frère Charles voulait que la même chose se fasse en France et grande fut sa joie quand Moussa et d’autres Touaregs furent invités à déjeuner chez des familles françaises, notamment chez les Foucauld, chez le duc de Fitz-James, chez le commandant Laperrine et chez le général Gouraud.

La guerre éclate

Hélas, une hirondelle ne fait pas le printemps, et au lieu de voir grandir autour de lui le printemps de la fraternité universelle qu’il désirait, Frère Charles ne voit venir que la pire saison humaine : la guerre.

C’est la guerre de 1914.

Calme d’abord, le Sahara est de plus en plus menacé par les bandes guerrières qui viennent du sud de la Tripolitaine et du sud du Maroc. Le trouble envahit le cœur des Touaregs. Ils sont pris entre leur désir de profiter de l’occasion pour reconquérir leur indépendance, et leur ressentiment contre les pillards qui viennent les attaquer. Moussa lui-même paraît chercher à gagner du temps avant de se décider nettement.

Frère Charles continue à vivre exactement de même à Tamanrasset. Il prie, médite, poursuit ses études de tamacheq et reçoit toujours autant de visites des gens du pays. Mais ses conseils aux officiers français se multiplient en même temps qu’il travaille à maintenir les mêmes liens de fraternité avec Moussa.

Quand les officiers lui disent qu’il y a péril à demeurer seul à Tamanrasset et lui proposent de se réfugier dans un fortin éloigné sous la protection d’une garnison française, il refuse obstinément. Il a juré de vivre et mourir au milieu des Touaregs.

Mais comme le péril peut menacer aussi les habitants du petit village de Tamanrasset, il accepte de construire un fortin qui leur servira d’abri en cas de besoin. On y dépose quelques fusils avec des munitions et des provisions pour pouvoir soutenir un siège, quelques jours, en cas de nécessité absolue.

C’est Frère Charles qui en sera le gardien bénévole.

Le cœur lourd, il quitte son ermitage et déménage dans le fortin.

Soudain un soir, Frère Charles entend une voix l’appeler au-dehors. C’est le courrier, lui crie-t-on. Il va ouvrir et aussitôt des bras vigoureux l’empoignent et le jettent à genoux, garrotté, sur le seuil du fortin. Ce sont des Tripolitains et des Touaregs d’une tribu ennemie de celle de Moussa qui sont venus faire une incursion en plein Hoggar pour s’emparer de Frère Charles et l’éloigner à tout jamais de Moussa.

Pendant que Frère Charles rassemble ses dernières forces pour prier et adorer la volonté du Seigneur quelle qu’elle soit, les assaillants pillent le fortin. Tout à coup des cris s’élèvent, on voit venir deux méharistes, les vrais porteurs de courrier qui arrivent sans se douter de rien. Les pillards se précipitent pour les assassiner, et pendant ce temps-là l’un d’eux, resté près de Frère Charles, craignant sans doute qu’on lui enlève son prisonnier, l’abat d’un coup de fusil.

Frère Charles est mort et la balle est restée enfoncée dans la muraille du fortin. C’est le 1er décembre 1916.

Frère Charles a donné définitivement sa vie au Hoggar.

Tout était perdu ? Non, rien n’était perdu.

D’abord parce que le commandement de la charité est inconditionnel et que rien de ce qui est fait pour Dieu, selon la volonté de Dieu, ne peut être perdu.

Ensuite, parce que quinze ans plus tard, l’exemple de Frère Charles inspirait les premiers disciples qui voulurent vivre comme lui en Afrique du Nord et jusqu’au Sahara.

Pendant toute son existence, le Père de Foucauld avait en vain cherché des compagnons pour partager sa vie. Sa mort a été pareille à celle du grain de blé qui meurt dans la terre et qui produit cent nouveaux grains.

L’histoire de Frère Charles ne fait que commencer.

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L’Eucharistie au défi du temps que nous vivons. Claude RAULT

S’il est une dimension que la pandémie du Covid est venue déranger, et en profondeur, dans notre vie chrétienne, c’est bien notre « pratique eucharistique », et nous sommes tous égaux dans ce grand dérangement.

Tous égaux ? Oui, car même étant prêtre, célébrer tout seul constitue pour moi, comme pour beaucoup d’autres, un défi que j’éprouvais aussi parfois au retour de mes tournées sahariennes : je célébrais seul dans le petit oratoire de mon évêché. Mais, je dois le dire…sans jamais avoir le sentiment d’être complètement seul !

Il est vrai que la « donne » a changé depuis les dé-confinements mais cette mesure n’est pas générale de par le monde.

Les réflexions ont été nombreuses dans l’Église sur le sens de la célébration eucharistique ravivé à cette occasion. Plutôt que de considérer cette situation d’abord comme une sorte de manque, voire même d’amputation, ne faudrait-il pas mieux la prendre comme un heureux défi pour notre foi ?

N’est-ce pas l’occasion de poser un regard nouveau sur une « pratique » qui risque toujours l’usure de l’habitude ? Mais je sais que je m’adresse aussi à des personnes qui sont souvent déjà privées d’une Eucharistie régulière, je ne puis les exclure d’un nouveau regard sur la réalité qui est la leur. Elles auraient elles aussi beaucoup à nous dire.

Je voudrais aussi nous mettre en garde contre une pratique qui risque de devenir habituelle (à moins qu’il n’y en ait pas d’autre possibilité) : celle des messes suivies à travers l’écran, qui peuvent individualiser l’Eucharistie et en faire un « show spirituel » dont nous risquerions vite de devenir de simples spectateurs. Ceci étant dit, à défaut de ne disposer que de ce moyen, pourquoi ne pas le saisir ? L’important est de garder bien vivante notre appartenance au Corps du Christ et à la petite cellule de ce Corps à laquelle nous appartenons.

Charles de Foucauld au désert : une situation éclairante

Pour rester dans l’esprit de Charles de Foucauld, je me rapporte d’abord à lui qui avait voulu devenir prêtre pour aller partager ce Trésor qu’il avait découvert et où il avait puisé pendant de nombreuses années.

« Ce divin banquet dont je devenais le ministre, il fallait le présenter non aux frères, aux parents, aux voisins riches, mais aux plus boiteux, aux plus aveugles, aux plus pauvres, aux plus abandonnés manquant le plus de prêtres » (A Maxime Caron, Beni Abbès, 8 avril 1905). Qu’allait-il advenir de cette vocation sacerdotale centrée sur la célébration de l’Eucharistie dans des conditions souvent précaires et incertaines?

A Beni Abbès, il pouvait assez facilement et régulièrement célébrer étant donné la présence de soldats français chrétiens. Durant ses voyages accompagnés aussi, puisqu’il pouvait transporter avec lui ce qu’il lui fallait pour cela.

Pour s’installer à Tamanrasset les choses allaient se compliquer puisqu’il allait pratiquement se trouver seul, en l’absence d’une garnison militaire locale. Il lui faudrait attendre le passage d’un éventuel servant pour célébrer. Il fait part de ce tiraillement à son évêque lorsque la possibilité lui est donnée d’aller au Hoggar :

« La question que vous posez – vaut-il mieux séjourner au Hoggar sans pouvoir célébrer la sainte messe, ou la célébrer et n’y pas aller – je me la suis souvent posée… je crois qu’il vaut mieux aller malgré tout au Hoggar, laissant au bon Dieu le soin de me donner le moyen de célébrer, s’il le veut (ce qu’il a toujours fait jusqu’à présent par les moyens les plus divers)… (Lettre au P. Guérin le 2 juillet 1907). Et il poursuit dans la même lettre : « Résider seul dans le pays est bon ; on y a de l’action ; même sans faire grand-chose, parce qu’on devient « du pays » on est si abordable et si « tout petit »

Finalement il opte pour la confiance et préfère demeurer au Hoggar, même avec le risque de ne pouvoir ni célébrer la messe ni adorer le Saint Sacrement. Vivre comme Jésus à Nazareth est pour lui premier, et s’incarner dans ce peuple lui semble le plus important dans l’imitation de Jésus. Il n’a pas pu célébrer la messe à Noël 1907, par exemple, navré de ne pouvoir offrir le Sacrifice de l’Autel faute de passages. La permission arrivant de Rome à la fin de janvier 1908, ce fut la joie ! Mais il ne pourra par la suite et pour un assez long temps garder encore le Saint Sacrement dans sa chapelle, la permission ne viendra que plus tard.

La situation que nous vivons n’est donc pas insolite et dans une certaine mesure, le Frère Charles l’a vécue, et dans une solitude profonde ; le choix d’entrer dans sa Famille Spirituelle nous marque très profondémment jusque dans cet aspect. Son expérience nous parle donc au sein du dénuement que nous pouvons éprouver, et peut même devenir inspirante pour mieux vivre cette « absence ».

Mais pour cela, il nous faut revenir au sens de la présence du « Corps du Christ », qui ne saurait être restreint ou même « confiné » dans la seule « Présence réelle » eucharistique dans le tabernacle ou dans la célébration. Le Corps du Christ a deux bras, aussi « sacramentels » l’un que l’autre .

Sa Présence ne se limite pas à celle que nous adorons ou célébrons dans le Saint Sacrement de l’Autel, elle est aussi réelle dans ce que l’on appelle « le Sacrement du Frère ». L’une s’inspire de la Cène, l’autre du Lavement des pieds. Et nous sommes là devant le même mystère qui ne saurait se réduire à l’une ou à l’autre. Le Christ est réellement présent dans le Sacrement de l’Eucharistie. Il est aussi réellement présent dans ce geste qu’Il fait en lavant les pieds de ses disciples, et qui signifie le Sacrement du Frère. Ils se complètent, s’appellent l’un et l’autre, si le Sacrement est double la réalité de la Présence de Jésus est une : Il ne saurait être divisé.

Eucharistie et Sacrement de l’Autel

Revenons à l’institution de l’Eucharistie au soir du Jeudi Saint : nous sommes à un moment crucial où Jésus va quitter visiblement cette Terre pour rejoindre son Père, en donnant sa vie, en versant son sang « pour rassembler dans l’unité les enfants de Dieu dispersés »(Jn 11,52). Il va le faire par un geste qui s’inscrit dans le repas pascal et qu’il va transmettre à ses Apôtres, qui le transmettront aux générations à venir. Je vous renvoie au premier récit de l’Institution que nous relate l’apôtre Paul dans 1 Co. 11,23-26.

Presque dès le départ de Jésus de la communauté apostolique, celle-ci s’est donc rassemblée régulièrement, « fidèle à la fraction du pain » (Ac. 2,42). C’était répondre à son invitation: «Faites cela en mémoire de moi »(Lc 22,19). Mais il s’agit beaucoup plus de la simple répétition d’un rituel liturgique. Il s’agit bien d’aller jusqu’au bout, de suivre le Christ en donnant à notre tour notre vie pour le salut du monde, comme Il l’a fait. Nous saisissons là le caractère très engageant de l’Eucharistie, dont la célébration est incontournable dans la vie de l’Eglise, et cela depuis sa naissance. Elle a sûrement revêtu de nombreux aspects. D’abord célébrée dans la clandestinité, sous forme de liturgie domestique, puis de façon plus ouverte lorsque l’Église a pu vivre dans la visibilité. Et ces deux formes restent bien actuelles selon les possibilités et les situations, le nombre de la communauté ecclésiale. La célébration eucharistique reste un des piliers essentiels de l’ Eglise. Encore plus lorsqu’en elle des hommes et des femmes s’engagent dans la vie consacrée. Il ne s’agit pas là d’une question de piété individuelle, mais du sens même que nous donnons à notre vie :

« Il n’est pas possible que nous vivions notre vie de consacrées dans le monde entourées comme nous le sommes par tout ce qui peut nous aider à oublier le Seigneur , si nous ne prenons pas courageusement les moyens absolument essentiels pour rester fidèles . Et le 1er de ces moyens est le sacrifice de la messe où le Seigneur de façon visible se donne à nous pour nous fortifier , nous dépouiller , nous transformer peu à peu en Lui ». (De Margot Poncet. Juin 1958. Diaires P. 93.)

Nous ne pouvons pas relativiser la participation à la messe, comme si elle n’était requise que de façon occasionnelle. Elle est bien au coeur de nos vies. Et l’adoration eucharistique vient la prolonger et nous faire approfondir notre appartenance au Christ mort et ressuscité et à la communauté à laquelle nous appartenons. Mais c’est aussi pour notre Humanité que nous y participons, comme « en ambassade ». Toute Eucharistie est célébrée « Pour la gloire de Dieu et le salut du monde ». Nous avons mis sur la patène le pain de nos vies et versé dans la coupe le vin de nos peines et de nos joies, c’est à dire toute l’espérance et toute la souffrance de notre monde. Et nous y recevons le Christ vivant, donné en nourriture. Reliés à la Communion des Saints, cette célébration est ininterrompue à travers le monde, que nous puissions ou pas y participer corporellement.

Eucharistie et Sacrement du Frère

L’autre bras du Christ est aussi indispensable que celui que nous venons d’évoquer, c’est celui qui nous a été dévoilé lors du lavement des pieds, avant Sa Glorification (Jn 13). Il est à remarquer que l’Institution de l’Eucharistie n’est pas relatée dans le récit de Jean. Elle est évoquée dans le « partage du pain » du chapitre 5. Sans doute que la « Fraction du Pain » était fréquente dans l’Église à cette époque tardive du 4ème Evangile et qu’il fallait projeter une lumière nouvelle sur cette autre Présence Réelle de Jésus, manifestée à travers notre prochain. Que dit Jésus après avoir lavé les pieds de ses disciples ? «C’est un exemple que je vous ai donné pour que vous fassiez vous aussi comme moi j’ai fait pour vous »(Jn 13,15). Cette parole vient en écho à celle prononcée lors de l’Institution : « Faites ceci en mémoire de moi » (Lc 22,19).

Durant la pandémie, l’action caritative de l’Église est restée active, et même des églises se sont ouvertes pour accueillir les pauvres et leur donner ce pain quotidien indispensable à leur vie et à celle de leur famille. Ils ont été aidés en cela par un bon nombre de volontaires venus d’horizons tout à fait indifférents à l’Église. Nous ne pouvons pas dire que cela n’a rien à voir avec l’Eucharistie !

Dans une méditation sur la « multiplication des pains »(Mt 14,13-21), lors de l’Angélus du 2 août dernier, le Pape François commente :

« Dans ce récit évangélique, la référence à l’Eucharistie est évidente, surtout lorsqu’elle décrit la bénédiction, la fraction du pain, la remise aux disciples, la distribution au peuple (v. 19). Il convient de noter combien le lien entre le pain eucharistique, nourriture pour la vie éternelle, et le pain quotidien, nécessaire à la vie terrestre, est étroit. Avant de s’offrir comme Pain du salut, Jésus prend soin de la nourriture de ceux qui le suivent et qui, pour être avec lui, ont oublié de faire des provisions. Parfois, l’esprit et la matière sont mis en contraste, mais en réalité, le spiritualisme, comme le matérialisme, est étranger à la Bible. »

Si Charles de Foucauld a été fortement marqué par l’Eucharistie, il l’a aussi été par la présence de Jésus dans le pauvre, le petit, l’abandonné. Il écrit à Louis Massignon peu de temps avant sa mort :

« Il n’y a pas de parole de l’Evangile qui ait fait sur moi une plus profonde impression et transformé davantage ma vie que celle-ci : ‘Tout ce que vous faites à un de ces petits, c’est à moi que vous le faites’. Si on songe que ces paroles sont celles de la Vérité incréée, celles de la bouche qui a dit ‘Ceci est mon corps, ceci est mon sang’ avec quelle force on est porté à chercher et à aimer JESUS dans ces petits, ces pécheurs, ces pauvres, portant tous ses moyens matériels vers le soulagement des misères temporelles …» (Tamanrasset.1er aout 1916)

Voilà qui vient unir le Sacrement de l’Autel et le Sacrement du Frère ! Nous ne pouvons pas dire qu’ouvrir une église pour nourrir les pauvres n’a rien à voir avec l’Eucharistie ! Nous ne pouvons pas dire qu’un engagement chrétien pour son prochain n’est pas dans la ligne d’une célébration et d’une participation à la messe. Les deux bras du Christ sont reliés l’un à l’autre, inséparables, et dans la célébration et dans le bien fait aux autres..

L’Unité du Corps du Christ

Il ne s’agit donc pas de faire un choix et de séparer les deux au profit de l’un pour l’autre. Les deux sont d’une certaine façon indispensables pour la vie de la communauté chrétienne, pour la nôtre et pour la vie de notre monde.

Le P. René Voillaume disait à ce sujet dans une conférence en 1970 :

« On ne peut pas séparer le sacrifice de la Croix de la charité fraternelle comme on ne peut séparer une racine de la plante qui en jaillit ; on ne peut séparer l’adoration du Christ et la communion à son mystère qui est l’Amour incarné , de la réalisation d’un amour efficace et fraternel entre les hommes . …La charité coupée de son tronc qui est le Christ se dessèche et meurt … »

Pour dire que séparer le sacrement de l’autel et le sacrement du frère ne saurait être concevable, j’offre enfin à votre méditation le passage d’un sermon de St Jean Chrysostome (au IV°siècle)

« Tu veux honorer le corps du Christ ? Ne le méprise pas lorsqu’il est nu. Ne l’honore pas ici dans l’église, par des tissus de soie tandis que tu le laisses dehors souffrir du froid et du manque de vêtements. Car celui qui a dit : « Ceci est mon corps, et qui l’a réalisé en le disant, c’est lui qui a dit : vous m’avez vu avoir faim, et vous ne m’avez pas donné à manger, et aussi : Chaque fois que vous ne l’avez pas fait à l’égard de ces petits, c’est à moi que vous ne l’avez pas fait. Ici, le corps du Christ n’a pas besoin de vêtements, mais d’âmes pures ; là bas, il a besoin de beaucoup de sollicitude » (Homélie sur l’Evangile de St Mt)

A nous donc, là où nous sommes, de garder ce lien entre le Sacrement de l’Autel et le Sacrement du Frère, dans les conditions que nous vivons. Dieu ne nous demande pas l’impossible, Il nous le donne ! Mettons notre coeur et notre créativité en éveil pour vivre de la Présence de Jésus, et Le manifester en ces temps que nous vivons.

+Claude RAULT
Février 2021

PDF: L’Eucharistie au défi du temps que nous vivons. Claude RAULT. fr