P. Grégoire CADOR
Tokombéré, le 02 Avril 2016
Aux amis
du diocèse de Maroua-Mokolo
et de Tokombéré
Chers amis,
C’est en communion avec vous tous que je rédige cette lettre alors qu’aujourd’hui même, à Paris, les associations partenaires et de nombreux amis sont réunies autour de Christian, de Jacques Birguel et de Timakoche actuellement en stage à l’hôpital Robert Debré.
C’est une bonne chose que cette rencontre ait pu finalement se mettre en place après l’épreuve du 13 novembre dernier. La vie continue, ici et là-bas, et c’est bien ainsi.
Par où reprendre les nouvelles depuis plus de trois mois ?
Parlons sécurité puisque cette problématique et dans toute les têtes. Nous avons bien sûr été touchés par les évènements de Bruxelles mais aussi ceux de Lahore au Pakistan…
La folie terroriste se répand comme une tâche poisseuse à travers le monde… Nous aussi avons continué à essuyer de nombreuses attaques depuis ma dernière lettre du 22 décembre… J’ai recensé dans notre région (c’est un chiffre minimum puisque beaucoup de choses se passent sans que nous ne soyons informés) plus de 17 opérations kamikaze dont deux ont fait chacune une trentaine de morts et plus d’une centaine de blessés, 6 explosions de mines sur des routes proches de la frontière (l’une d’entre elle a coûté la vie à un colonel ami) au moins 6 repérages d’infiltrations de BH dans les camps de réfugiés, un grosse vingtaine d’incursions de bandes armées pour des opérations de pillage se soldant par la mort violente de nombreux civils et la perte de troupeaux et de biens de première nécessité… Certains disent que les Boko Haram sont affaiblis. C’est peut-être vrai militairement mais leur volonté de nuire reste intacte ainsi que leur détermination.
Ce qui m’inquiète le plus c’est que cette gangrène qui se répand fait le lit, à travers le monde, de tous ceux qui ne savent lire les signes des temps que de manière binaire et placent le camp des bons d’un côté et celui des méchants de l’autre… On commence même à voir (ou revoir) sur Internet de faux reportages avec des photos truquées ou prises ailleurs, pour montrer la férocité des BH contre les chrétiens… Les gens qui alimentent ce genre de rumeurs sont des assassins au même titre que les BH et, sans le vouloir (ce qui reste à prouver), ils font leur jeu en entretenant la haine et la division…
La réponse chrétienne à la haine, nous venons encore d’en célébrer la source au cours du Triduum pascal, c’est l’amour sans réserve, sans retenue, sans arrière-pensée. Nous devons, à temps et à contretemps, semer l’amour au milieu de la haine… Le bon grain et l’ivraie poussent ensemble et le Christ affirme, ô combien cette phrase est difficile à entendre : « laissez-les pousser ensemble jusqu’à la moisson ! » (Mt 13,30).
Tous les Etats et toutes les Puissances (grandes ou petites) qui, tout au long de l’histoire, se sont érigés en moissonneur ou en donneur de leçons universels, se sont pris les pieds, à plus ou moins brève échéance, dans leur propre logique, bien souvent au prix de complicité avec le mensonge…
Chrétiens, nous sommes les témoins d’un amour absolu. Il nous faut pour cela accepter de prendre en pleine face les outrages et les crachats et n’y opposer que la miséricorde qui seule fait renaître à la vie…
Même les grands prêtres n’y comprennent rien et impatients de résultats à leur mesure, ils se vautrent dans les sarcasmes démagogiques : « Il en a sauvé d’autres, et il ne peut pas se sauver lui-même ! Il est roi d’Israël : qu’il descende maintenant de la croix, et nous croirons en lui ! Il a mis sa confiance en Dieu. Que Dieu le délivre maintenant, s’il l’aime ! » (Mt 27, 42-43). Bienheureux grands-prêtres pour lesquels le Christ a prié : « pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font. » (Lc 23,34).
J’ai trouvé récemment sous la plume de Rémi Brague cette très belle affirmation : « Il ne s’agit pas de mourir pour Dieu, mais de mourir avec lui. » Et je voudrais la dédier à tous les impatients qui sont prêts à mettre la main à l’épée comme le pauvre Pierre qui n’a, encore une fois, rien compris et qui s’est réveillé un peu brutalement ! Cette impuissance apparente de l’amour crucifié est la source d’où coule la vie nouvelle.
Je n’y peux rien. St Paul lui-même le dit : « Alors que les Juifs réclament des signes miraculeux, et que les Grecs recherchent une sagesse, nous, nous proclamons un Messie crucifié, scandale pour les Juifs, folie pour les nations païennes. Mais pour ceux que Dieu appelle, qu’ils soient Juifs ou Grecs, ce Messie, ce Christ, est puissance de Dieu et sagesse de Dieu. » (1 Cor 1, 22-24). C’est la mission des chrétiens dans le monde. Personne n’est obligé de se dire chrétien, mais celui qui le fait ne peut pas réduire à néant ou contourner cette pierre angulaire de notre foi.
Devant cette profusion de violence perpétrée au nom de Dieu, certains se demandent comme ils le font devant le Christ au jardin des oliviers « et Dieu, où est-il ?». Là aussi Rémi Brague m’aide à comprendre : « Devant le silence de Dieu au jardin de Gethsémani Jésus n’a pas obtenu de réponse parce qu’il est lui-même la réponse.»
Baptisés, nous sommes devenus « corps du Christ », c’est donc qu’à notre tour nous sommes la réponse de Dieu pour la violence d’aujourd’hui. Alors je redonne encore une fois la parole à Fabrice Hadjadj : « La foi en Dieu implique la foi en l’aubaine d’être né dans un tel siècle et au milieu d’une telle perdition. Elle commande une espérance qui dépasse toute nostalgie et toute utopie. Nous sommes là, c’est donc que le Créateur nous veut là. Nous sommes en un temps de misère, c’est donc le temps béni pour la miséricorde. Il faut tenir notre poste et être certains que nous ne pouvions pas mieux tomber.«
J’ai la chance de constater que beaucoup de gens ici au Nord-Cameroun, ont compris au moins implicitement cette noble vocation et la vivent sans faire de bruit… Ils sont cette moisson qui lèvent dont parlait le cardinal Marty et qui fait moins de bruit que tous les murs qui s’écroulent…
Après avoir vécu de très belles fêtes de Noël et une magnifique fête de l’Epiphanie à Kayamgali toute petite communauté de la périphérie de Tokombéré qui accueillait l’ensemble des chrétiens de la paroisse pour fêter le Noël des Nations, nous avons eu un premier trimestre très chargé en activités diverses…
Il faudrait parler des sessions de formation d’une semaine qui ont rassemblé une quarantaine de nos catéchistes avec ceux des autres paroisses de la zone, des sessions de trois jours pour la promotion féminine dans les secteurs Plateau et Mouyang en attendant celle du secteur Mada dans 10 jours ; il faudrait évoquer aussi la relance du Conseil de Gestion Paroissial et la belle assemblée du Gamtok (Groupement des agriculteurs modernes de Tokombéré) qui a réuni plus de 250 paysans, des rencontres du Secrétariat Général du Projet de Promotion Humaine, des journées sanitaires qui ont réuni 800 personnes engagées d’une manière ou d’une autre dans les questions de santé, sans oublier la belle rencontre avec une centaine de jeunes de la zone au cours des congés de Pâques, la célébration des 50 ans de présence de notre évêque émérite arrivé de Belgique en 1965, et la visite de notre évêque Bruno au Collège et auprès des jeunes de Tokombéré…
On peut résumer l’importance de telles rencontres en tout genre, en rappelant avec Paul VI « qu’une paix qui n’est pas le fruit du développement intégral de tous n’aura pas d’avenir et sera toujours semence de nouveaux conflits et de diverses formes de violence. » (Evangelii Gaudium, n° 219) C’est dans ces domaines que nous devons travailler à semer l’amour, sans nous décourager…
Je voudrais toutefois retenir un « évènement » plus marquant au niveau local et deux au niveau plus large de la zone ou du diocèse.
Au niveau paroissial je voudrais évoquer le temps du Carême et la Semaine Sainte qui ont été très « fréquentés » si je peux me permettre l’expression. Le dimanche des Rameaux c’est une foule intense et recueillie qui a suivi la procession et la lecture de la passion. Cà a été aussi l’occasion pour nous d’accueillir et de présenter à la communauté les enfants nés dans l’année qui ne sont pas baptisés parce que leurs parents ne sont pas encore engagés dans le mariage… Jeudi soir beaucoup de gens sont venus vivre la dernière cène de Jésus avec le « sacrement du service » et l’institution de l’eucharistie. Une dizaine de premières communions ont émaillé cette belle célébration (c’est toujours émouvant de voir les yeux des enfants « se mettre en plein phares » quand on leur présente le corps du Christ !) Vendredi matin à la colline Baba Simon, nous étions plus de 500 personnes à monter en méditant derrière la Croix (une lourde croix de bois portée à tour de rôle par des volontaires.) Six étapes ponctuaient cette marche au cours desquelles chacun des six secteurs a pu nous aider à méditer en partant de l’Evangile et de paroles du Pape François sur la miséricorde. Puis ce fut la magnifique célébration de vendredi après-midi : Passion mise en scène par les jeunes de manière très vivante, suivie du « deuil de Jésus » (des chrétiens chevronnés disant devant la communauté, comme on le fait dans les deuils traditionnels, ce qu’ils veulent retenir de la vie de Jésus) ; puis le long cortège d’adoration de la Croix deux par deux sur fond de guitare traditionnelle et de chants de deuil pour finir par la communion en silence. Nous étions là aussi plus de 500 réunis de 14H30 à 17H30… Très intense et édifiant.
Très belle veillée pascale aussi. Nous avons plus de monde chaque année, notamment des adultes qui avaient un peu perdu l’habitude d’y participer. C’est un bon signe. Dimanche de Pâques nous avons célébré dans une grande liesse 65 baptêmes de jeunes et d’adultes. Ils seront suivis de 25 autres les dimanches suivants à l’occasion de 8 mariages de chrétiens qui veulent régulariser leur situation et mettre vraiment le Christ au cœur de leur foyer… Peu à peu la communauté se fortifie dans la foi… Elle en a grand besoin.
Pour sortir peu à peu d’une habitude d’assistanat, nous avions proposé avec l’équipe d’Animation Pastorale d’insister au cours de ce Carême sur la mise en place de la Caritas (Caisse d’entraide pour les plus pauvres, alimentée par les chrétiens). Il s’agissait au cours des quarante jours qui nous préparent à Pâques d’inviter les chrétiens à savoir se priver de tel ou tel plaisir ou besoin (alcool, nourriture, vêtements,…) en pensant aux plus démunis, de mettre réellement de côté l’argent qui aurait été dépensé pour cela, d’en faire l’offrande à la caisse Caritas, gérée par un groupe de chrétiens, qui cherche à répondre aux multiples besoins des pauvres. Les chrétiens ont répondu généreusement et cela est encourageant pour l’avenir.
Au niveau de la zone nous avons vécu une magnifique rencontre interreligieuse avec les musulmans de Mora. Nous avions mis sur pied cette rencontre de concert avec le Sultan de Mora qui est la plus haute autorité musulmane de la région. Je vous mets en pièce jointe l’article paru dans le journal diocésain.
Au niveau diocésain nous avons vécu un magnifique pèlerinage de la miséricorde qui a rassemblé 3.000 pèlerins (sous haute surveillance militaire !) 350 venaient de notre zone dont 128 de Tokombéré. Nous venions de tout le diocèse pour nous retrouver à Maroua où l’évêque a ouvert une porte de la miséricorde dans la première église construite dans le diocèse en 1947. Le calme et le recueillement inhabituel dans ce genre de rassemblement ont impressionné tout le monde.
L’évêque, touché par l’évènement et conscient de l’importance pour nos chrétiens confrontés à tant de souffrance, a décidé dans la foulée l’ouverture de deux autres portes de la miséricorde. L’une à la co-cathédrale de Mokolo et l’autre à l’Eglise de… Tokombéré ! Pour tous les gens du Mayo-Sava.
Nos communautés ont accueilli cette nouvelle comme un appel de Dieu à vivre plus en profondeur la dimension de la miséricorde au cœur de notre vie. C’est pourquoi notre vicaire général viendra inaugurer cette porte samedi prochain 09 avril à l’occasion d’un pèlerinage paroissial cette fois-ci. Au cours de l’année nous aurons aussi d’autres démarches, en communion avec les autres paroisses de la zone, en direction du monde enseignant, du monde de la santé, des catéchistes, des femmes catholiques ou de charité, etc…
Ceux qui connaissent bien Tokombéré se rappelleront que cette porte de l’Eglise de Baba Simon à une histoire. Il suffit de lire cet extrait d’un article paru dans la revue missionnaire Pôle et Tropiques en 1977 :
« Personne n’a oublié, dans le nord, le terrible malheur du 11 Mars 1973 : ces 11 enfants morts brûlés dans l’accident du car qui les ramenait chez eux en vacances. Parmi eux, un collégien de Baba Simon, de la race des Mouyangs. Les parents, les gens du village descendent de la montagne. Ils accusent le prêtre de cette mort. N’est‑ce pas lui qui a envoyé cet enfant si loin à N’Gaoundéré, pour étudier ? La mission est cernée une porte et deux fenêtres sont brisées. Et, dans l’église, pour défier le Dieu des chrétiens, un guerrier lance sa sagaie vers le ciel. Elle reste fichée dans le plafond. Quelques jours après, les anciens, calmés, reviennent pour faire la paix. Le Père les accueille. Les dégâts matériels, ce n’est rien: les portes, les fenêtres, on les refera. Mais… Et il les amène à l’église pour leur montrer la sagaie plantée dans le plafond. «Dites donc, l’offense faite à Dieu ? Comment réparer ça ? Moi, je ne sais pas. Vos anciens, vos sages, ils savent, eux. Remontez au village et voyez entre vous. » Quelques jours plus tard, les anciens et les familles reviennent. Ils ont amené un mouton et ils l’immolent devant l’église : sacrifice de réparation.
Et, à la catéchèse suivante, Baba Simon eut la surprise de voir tout un groupe d’hommes, descendus pour la première fois écouter la Parole de Dieu. Le respect pour leurs traditions et leur vie religieuse avait plus fait pour les rapprocher de la mission que tous les efforts précédents. »
Je vois d’ici le sourire de Baba Simon qui voit la porte de son église devenir « Porte de la Miséricorde » à l’occasion du jubilé 2016…
Nous sommes ensemble !
Au hasard de mes lectures : « Dieu nous fait confiance et nous montre ainsi sa patience. Peut-être que ce sont justement ces deux qualités divines qui sont nécessaires à ce que nous devenions humainement miséricordieux vis-à-vis de nos prochains, c’est-à-dire de celles et de ceux de qui nous nous faisons proches. Confiance et patience sont les qualités premières requises de tout être miséricordieux. Dans les premières années de notre vie, nous avions confiance, puis, au fil du temps, celle-ci a parfois été trahie, abîmée, bousculée. Nous avons appris à nous méfier les uns des autres. Arrivés à l’âge adulte, nous pouvons à nouveau choisir de faire confiance ; cette dernière est devenue le fruit de notre volonté. Nous la décidons. Nous la risquons. Oser à nouveau cette confiance en l’être humain, voilà ce à quoi la miséricorde nous convie. En effet, si Dieu nous a fait confiance, n’est-ce pas la moindre des choses de faire de même ? » (Philippe Cochinaux, Que penser de la miséricorde, Fidélité, Namur-aris, 2015, p. 6)