Les grandes lignes de leur spiritualité
Ces deux grands témoins de la foi qui ont marqué la spiritualité du XX° siècle sont très différents par leur enracinement humain et spirituel mais aussi par leur situation ecclésiale. L’un est prêtre, et même missionnaire en terre d’Islam. Thérèse est Carmélite et vit au milieu d’une communauté. Ils ont vécu essentiellement la deuxième moitié du XIXème siècle. Mais Charles de Foucauld meurt en 1916. Il va connaître la première guerre mondiale et les lois de 1905 sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat.
Charles de Foucauld est issu d’une famille aristocratique dont les ancêtres remontent à Saint Louis. La devise de ses ancêtres, essentiellement des militaires, était « jamais arrière ». On comprend mieux le tempérament de feu de cet homme. En même temps, c’est un grand intellectuel qui a su mettre son intelligence au service des plus pauvres. On peut dire de lui que c’est un explorateur, assoiffé de découvertes. On aurait pu croire qu’il resterait l’homme des châteaux ou l’officier, défenseur des valeurs patriotiques et colonisatrices. Il est devenu l’homme qui est allé à la rencontre de l’inconnu, de la différence, de l’étranger. Il a été un prêtre assoiffé d’absolu, un authentique missionnaire en terre d’Islam, vivant seul au milieu des pauvres. Finalement, il a su assumer les contradictions de sa propre histoire.
Thérèse de l’enfant Jésus et de la sainte Face est née à Alençon, dans une famille commerçante et entreprenante. Louis Martin était horloger-bijoutier et Zélie sa femme à tenait une petite fabrique du point d’Alençon pour laquelle une douzaine de femmes travaillaient. On peut dire qu’ils faisaient partie de la petite bourgeoisie Alençonnaise, tout en refusant d’en partager l’esprit mondain. Toutes les sœurs de Thérèse seront religieuses. Elle aura trois sœurs au Carmel de Lisieux et une sœur, Léonie, qui sera visitandine à Caen. Autant Charles de Foucauld rêvera toujours de fraternité et de communauté, mais vivra seul, autant Thérèse a fait l’expérience de naître dans une famille nombreuse : cinq filles survivantes sur neuf enfants. Au Carmel de Lisieux, elle fera l’expérience très concrète de la vie en communauté.
Qu’est-ce qui peut rapprocher ces deux témoins, si différents les uns des autres ?
Comme l’écrit Paul Claudel : « Pour comprendre une vie comme pour comprendre un paysage, il faut choisir le point de vue et il n’en est pas de meilleur que le sommet » (Théâtre II – La Pléiade – p. 1514). On peut dire qu’il y a déjà une communion des saints dès ici-bas. L’un et l’autre s’ignoraient même si Charles de Foucauld a dû entendre parler de « l’Histoire d’une âme » parue en 1898. Il n’y fait aucune allusion dans ses écrits. Pour résumer la vie de ces hommes et de ces femmes de foi, on pourrait dire qu’ils ont fait de la religion une histoire d’amour pour Jésus et leurs frères en humanité. Une même passion les animait : « A cause de Jésus et de l’évangile ». Parce que c’est toujours Jésus et l’évangile que l’on reconnaît à travers les saints. La rencontre du Christ a bouleversé leur vie et en même temps, ils ont été mus par cette soif de la Parole de Dieu. Ils ont été de véritables amoureux de Jésus et c’est en se mettant à l’écoute de l’évangile qu’ils ont découvert le cœur de Dieu. C’est l’évangile qui était leur G.P.S., leur carte Michelin. En même temps, ils ont compris que l’évangile a été écrit, non pour être lu mais pour être vécu, comme le dira Madeleine Delbrêl.
La petite voie de Nazareth
Ils ont vécu intensément la vie cachée de Jésus de Nazareth. Ils ont communié à son enfantement comme Marie à Nazareth, à sa naissance dans la mangeoire d’animaux, à Bethléem, à son mûrissement pendant les trente ans de vie obscure à Nazareth. Ils ont vécu par toute leur vie, le mystère de l’incarnation, de la mort et de la résurrection de leur maître et Seigneur. Ils y ont communié mystérieusement dans leur chair, en particulier pour Thérèse. Ils ont été comme le grain de blé jeté en terre, à la manière de frère Charles, mort au cœur de nos déserts humains. Et pourtant, sans voir l’éclosion de la Pentecôte, ils ont eu assez de foi pour en pressentir les fruits. Ils ont tenu bon dans la foi, espérant contre toute espérance, en croyant que la fécondité de leur offrande, serait l’œuvre de l’Esprit-Saint. Ils avaient assez de foi pour croire que la fécondité de Dieu traverse nos stérilités humaines. C’est ainsi qu’ils ont été de grands missionnaires. Ils ne se sont pas contentés de réaliser les œuvres de Dieu, tout en étant fidèles à l’église, ils sont devenus eux-mêmes l’œuvre de Dieu. Ils sont passés par la Passion, avant de communier à la Résurrection du Christ et à la Pentecôte. C’est ainsi qu’ils ont vécu le Mystère Pascal, dans leur propre histoire. Ils ont aussi découvert que Dieu a écrit droit avec les lignes courbes de leur vie, parce qu’ils ont su peu à peu s’abandonner entre ses mains. Ils ont assumé les failles de leur histoire, de leurs blessures affectives et psychologiques, des nuits de la foi qu’ils ont pu traverser, les lourdeurs institutionnelles ecclésiales qu’ils ont rencontrées. A travers tout ce vécu, ils ont su vivre l’abandon entre les mains du Père comme Jésus sur la croix. A travers ces failles, l’Esprit de Dieu s’y est introduit et il les a pacifiés de son amour. Ils n’ont pas été des censeurs, ni des juges de leur époque. Ils ont voulu la sauver à la suite du Christ Sauveur. Ils ne sont pas venus pour condamner l’histoire mais pour la libérer des forces des ténèbres. Ils ont voulu être des sentinelles de l’Invisible pour leur temps. A une époque où la société vantait le progrès, la science et la puissance de l’atome et où l’église de France se repliait sur elle-même et défendait ses institutions, ils ont su s’ouvrir à l’impossible de Dieu. Au moment où l’homme se faisait Dieu, ils ont cru en Dieu qui devient homme. Au moment où l’amour de la force et de la puissance, de la race et de la classe sociale allait dominer le monde, ils ont cru à la force de l’amour et de la fraternité. Au moment où tant de chrétiens vivaient cette période de l’histoire comme un déchirement et une mort, ils ont cru que de la mort, même physique, la vie de Dieu peut jaillir.
Ce qui a unifié leur vie, c’est à la fois cet amour de Jésus et l’amour de leurs frères en humanité, en particulier les plus petits, les plus blessés de la vie. Comme l’écrira Charles de Foucauld, ils ont voulu voir en tout être humain, le visage du Christ, le visage du frère. Par leur vie, ils ont été solidaires des hommes de leur temps. Que ce soit Charles de Foucauld avec les Touaregs, que ce soit Thérèse auprès des incroyants, avec tous les souffrants de la terre dans cette période la plus tragique de l’histoire, on peut dire qu’ils n’ont pas déserté le monde qui les a vus naître.
Des disciples-missionnaires.
Tous deux ont été d’authentiques disciples de Jésus, témoins de la foi. Ils sont allés au cœur de la foi, en communiant au Mystère pascal et en assumant un authentique combat spirituel de chaque instant. Ils ont assumé cette part de nuit de la foi, au point de traverser l’épreuve du vide, dans cette nudité ultime dont parle Saint Jean de la Croix. Ils ont communié à la solitude du Christ au jardin de Gethsémani alors que les disciples dormaient. Ils ont veillé avec lui au point de dire : « Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». Charles de Foucauld n’ira-t-il pas à se comparer, en 1910, à l’olive que l’on a oubliée sur l’olivier, après la cueillette ? Et si Dieu l’avait oublié sur cette terre désertique, au fond du Sahara ? A la suite de Saint Jean de la Croix, ils ont compris que la foi est le seul moyen proportionné, adapté pour toucher Dieu. Il ajoutait : « Nous n’avons que cette vie pour vivre de foi » (St Jean de la Croix)
En même temps, ils ont fait confiance aux médiations humaines. Ils ont été fidèles à l‘église du Christ, contre vents et marées. Et Dieu a mis sur leur chemin, les témoins et les guides dont ils avaient besoin pour naviguer au grand large, en pleine tempête. Nous n’aurions pas Charles de Foucauld sans l’abbé Huvelin. Nous n’aurions pas Thérèse sans sa famille, et en particulier son père. Elle dira de ses parents qu’ils étaient plus dignes du ciel que de la terre. Enfin, ils ont été d’authentiques missionnaires car la mission est toujours un rayonnement d’amour. Ils ont été sur cette terre transfigurés par l’Amour. Thérèse écrira : « Je voudrais éclairer les âmes, parcourir la terre. Je voudrais verser mon sang pour Toi, Jésus, jusqu’à la dernière goutte ».
Mais pour se laisser posséder par l’Amour, il faut accepter sur cette terre de se laisser déposséder de soi-même, puisque l’on dit que même notre ego continue encore d’exister quelques instants après notre mort. Thérèse pourra dire : « Je ne vois pas ce que j’aurai de plus au ciel que sur la terre ; je verrai Dieu, c’est vrai. Mais pour être avec lui, j’y suis déjà, dès ici-bas ».
Peut être que ce qu’a écrit Edith Stein (devenue Sœur Thérèse Bénédicte de la croix), après avoir lu « L’histoire d’une âme » pourrait résumer ces deux itinéraires : « Je me trouve devant une vie humaine, uniquement et totalement traversée jusqu’au bout par l’Amour de Dieu. Je ne connais rien de plus grand, et c’est un peu cela que je voudrais autant que possible transporter dans ma vie et dans la vie de ceux qui m’entourent ».
La dernière place.
Ce qui est étonnant à travers ces témoins, c’est qu’ils aient été des passionnés de Dieu, des amoureux de Jésus seul. « Je ne pouvais vivre que pour Dieu seul » dira Charles de Foucauld au moment de sa conversion. Thérèse écrira une poésie « A Jésus seul » A leur manière, ils ont voulu imiter Jésus serviteur, être en compagnie de Jésus qui a pris la dernière place, au nom de tous ceux qui l’ignorent, croyant au nom de ceux qui ne peuvent croire. Charles de Foucauld ne dira-t-il pas : « Jésus a tellement pris la dernière place, que personne ne pourra la lui ravir ». Cette phrase avait sans doute été prononcée par l’Abbé Huvelin. Or, cette passion pour Jésus va le transfigurer de l’Amour Trinitaire. Jésus n’a-t-il pas dit : « C’est la gloire de mon Père que vous portiez beaucoup de fruits, et vous serez alors mes disciples. Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés. Demeurez en mon Amour. » (Jean 15,8-9). A Noël 1886, Thérèse dira : « Jésus avait changé mon cœur ». Elle a reçu cette force d’âme qui l’a fait comparer à la vocation d’apôtre. « En cette nuit de lumière, je sentis la charité entrer dans mon cœur. Depuis lors, je fus heureuse ». Dix ans plus tard, elle dira qu’elle se sent appelée à toutes les vocations en relisant l’hymne à la charité de Saint Paul.
A leur manière, ils ont vécu une présence silencieuse de Jésus parmi les hommes, non seulement une présence évangélique mais une présence évangélisatrice et profondément missionnaire à travers l’acte d’offrande de leur vie. Au moment où meurt Thérèse à Lisieux, le 30 septembre 1897, Charles de Foucauld est à Nazareth chez les Clarisses et il écrit une lettre au Père Jérôme qui est Trappiste. Thérèse meurt en regardant son crucifix et elle dit : « Oh, je l’aime ! Mon Dieu je vous aime ». A ce moment-là, à des milliers de kilomètres de là, Charles de Foucauld écrit : « Peines de l’âme – Souffrances du corps – Réjouissons-nous et tressaillons de joie – Jésus nous appelle, nous dit de lui dire que nous l’aimons et de le lui répéter aussi longtemps que dure notre souffrance. Il nous demande une déclaration d’amour et une déclaration durant aussi longtemps que la croix ».
Conclusion :
Au moment où nous découvrons les effets de la mondialisation, ces témoins ont vécu dans un espace restreint, à l’image de Jésus à Nazareth, à une époque donnée, avec les limites et les richesses de cette époque. En même temps, on peut parler d’une mondialisation spirituelle, en particulier pour Thérèse. Ses reliques ont parcouru les différents continents. Mais plus que de mondialisation, ces deux témoins nous parlent de communion fraternelle.
Ils ont vécu sur deux siècles qui ont vu s’affronter les grandes nations de l’Europe dans des conflits tragiques. Il faut rappeler que la France a connu trois guerres en 70 ans (1870 – 1940). Or, ces témoins englobent ce laps de temps. Nos champs de bataille sont l’illustration de ce que peuvent produire la haine et la violence. Ces témoins nous révèlent le sens du pardon, de l’amour et de la fraternité. A la place de la vengeance et de la haine, ils ont communié au mystère de la croix et vécu l’acte d’offrande de leur vie à Dieu par amour.
Alors que la culture des lumières (1789- 1989 : chute du mur de Berlin) allait pendant deux siècles vanter les mérites du progrès et de la science, de la puissance et de la force, ces témoins vont nous révéler le sens de la faiblesse et de la petitesse. Pour s’adresser au monde, ils ont fait le choix de la petite voie de Nazareth, la voie de la confiance et de l’enfance spirituelle comme l’écrira Thérèse. Ils ont compris que c’est le petit qui rassemble l’humanité et qui reflète les visages de Dieu sur notre terre. Ce siècle qui a voulu être le temps du progrès qui allait libérer l’humanité de l’obscurantisme religieux (« Ouvrons des écoles, disait Jules Ferry en 1882, et nous fermerons les prisons », reprenant une phrase de Victor Hugo ») a été aussi le siècle des Nuits et Brouillards. C’est en contemplant Dieu fait homme à Bethléem et à Nazareth, que ces témoins de la foi ont compris le véritable sens des choses. C’est l’amour qui sauve et non la force. C’est l’amour qui est rédempteur et non la puissance. Au moment où l’homme se faisait Dieu, ils ont contemplé Dieu fait homme en la personne de Jésus.
Ils ont accepté de côtoyer leurs contemporains et de croire au nom de ceux qui ne peuvent croire. Ils ont accepté de se mettre à la table des pécheurs et de vivre une authentique solidarité spirituelle au point de s’offrir en leur nom. Ils ont connu la nuit de la foi et de la souffrance. Ils ont accepté de mener ce combat spirituel contre les forces du mal au point d’en être touchés dans leur être le plus profond. Ils ne sont pas venus pour juger l’histoire mais pour la sauver de son insignifiance. Charles de Foucauld écrira que Dieu se sert des vents contraires pour conduire sa barque au port. L’histoire humaine s’écrit toujours du côté des puissants quand elle s’écrit de manière humaine. Dieu écrit l’histoire du côté des petits, des insignifiants. Thérèse et Charles ont su donner sens à l’infiniment petit, au quotidien le plus banal alors que les hommes découvraient la force nucléaire. Seulement, ce n’est pas l’atome qui sauve le monde, c’est l’amour. Ces témoins, au fond, nous révèlent la force atomique de l’Amour avec un grand A.
Alors que l’humanité entrait dans l’ère du soupçon, ils nous invitent à entrer dans l’ère de la confiance. Dieu répond toujours à la mesure de nos actes de foi. Finalement, ils ont éclairé de leur intuition l’aube du nouveau millénaire. C’est à ce titre qu’ils sont les sentinelles du nouveau millénaire. Ils nous invitent tout simplement à mettre nos pas dans les leurs et à devenir des hommes et des femmes de foi dans ce XXIème siècle naissant.
+ Jean Claude Boulanger
Evêque de Bayeux-Lisieux